Arbitre des élégances par Christophe Stolowicki

Les Incitations

23 mai
2020

Arbitre des élégances par Christophe Stolowicki

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Pétrone foule le jardin d’éden des premiers rayons de la décadence, ceux-là même qui ont empourpré Nietzsche, à ceci près que l’auteur latin les a vécus aussi sensuellement que Nietzsche sur les pointes de son seul intellect. L’âge d’or n’est pas un temps archaïque, mais la décadence en son premier quartier.

Pétrone est-il cet arbitre des élégances qu’évoque Tacite, d’une nonchalance affectée, qui a su cependant être consul et proconsul, ami de Néron finalement sacrifié et qui s’est donné la mort à loisir, « se faisant ouvrir et refermer les veines, récompensant quelques esclaves, ordonnant que d’autres soient châtiés  », avec un raffinement de haute volée ? Est-il l’ancêtre de Brummel ou celui d’Oscar Wilde ? Le romancier pastichant les poètes et l’épicurien renvoyant Épicure à sa morne postérité socratique sont-ils un même homme ? Le surnom d’arbiter leur étant commun, la plupart des philologues opinent en ce sens. Jean Dutourd, en préface d’une édition de poche du Satiricon, estime impossible qu’un homme public ait pu accomplir une œuvre aussi considérable, aussi neuve. Il voit mal un familier de Néron, consacrant selon Tacite « ses nuits à ses devoirs et à ses plaisirs, le jour au sommeil », trouver en soi l’intériorité créatrice nécessaire. Ma raison lui donne raison, de plus je n’imagine pas un homme d’envergure se projeter dans un humble intellectuel que tout effraie, Encolpe, ni dans cet autre, Eumolpe, à qui tout est prétexte à improviser des vers de mirliton – à telle enseigne que devant le danger il faut emporter de force « poetam mugientem le poète mugissant ». Mais une impulsion secrète, celle de toutes les lectures du Satiricon qui m’ont imprégné à faux, résiste à ma raison.

Après le saisissant contraste d’écriture entre Tacite et Pétrone – quasi contemporains selon l’hypothèse courante, ou que séparent deux trois générations –, de la plus génialement dense à la plus génialement lâchée, mais pas davantage qu’entre La Rochefoucauld et Saint-Simon, le lecteur d’aujourd’hui, entrant dans ce qu’il nous reste du Satiricon, quelques fragments de l’œuvre colossale, est bientôt secoué d’un rire plus insinuant qu’homérique, aux détails du viol perpétré sur la personne de deux jeunes homosexuels et de leur Giton, le rétrospectivement bien-nommé (giton remplacera ganymède comme Sade a donné sadique), commis par prise d’emprise ainsi que sait le marteler Daniel Zagury, expert-psychiatre près des tribunaux, par la magicienne Quartilla, sa servante Psyché et la petite Pannychis encore vierge. « Tunc vero excidit omnis constantia attonitis, et mors non dubia miserorum oculos coepit obducere À ce coup, toute notre fermeté tomba ; nous demeurâmes foudroyés, et la mort, qui nous semblait assurée, voilait déjà de son ombre nos misérables yeux*. » Encolpe, Ascylte et Giton sont abusés par les trois femelles, dont la déjà délurée enfant unie à Giton pour un plaisir voyeur par une fente de la chambre nuptiale ; par moments riantes victimes dont l’une au « membre plus glacé qu’un hiver des Gaules » bientôt pris dans le dégel ; Encolpe puis Ascylte livrés malgré leur résistance aux attouchements impurs d’un répugnant « cinaedon » ou « embasicète », soit un inverti comme eux aux rides ruisselant de fard dans ses vains efforts, lors du festin organisé. Où l’on apprend que satiricon est un breuvage aphrodisiaque.

Tout l’entregent, toutes les ruses, toute la stratégie et les tactiques du Valmont des Liaisons dangereuses pâlissent devant la séduction par Eumolpe, « logé chez l’habitant [lors de son] service militaire » et saisi par « hospitis formosissimum filium la merveilleuse beauté du fils de [s]on hôte », dont « excogitavi  rationem qua non essem patri familiae suspectus amator voici quel plan [il] imagina pour devenir son amant sans éveiller les soupçons du père ». D’une simplicité enfantine. Daniel Zagury ferait condamner Eumolpe qui, réussissant au-delà de ses espérances, malgré une « double (é)preuve n’avait pas contenté [s]on éphèbe, alors en pleine fleur de l’âge et qui brûlait de tenir son rôle passif ».

Le latin de Cicéron, de César est la langue grand-maternelle qu’un Français parle à pleine période – celle de Pétrone n’est pas un faux ami : qu’on s’y lâche comme elle est lâchée, elle nous réserve, entre quelques retours de scorpion lové au paradis, un bonheur en bouche auprès duquel le latin d’église cher à Rimbaud ânonne.

Les meurtres et supplices rapportés par Suétone, même ceux commis par Tibère vieillissant, sont déconnectés d’Eros. Quelles que fussent l’intempérance érotique, l’omnipotence, la cruauté de Caligula, de Néron, ils ne sont pas Gilles de Rais, Pétrone n’est pas Sade. Le christianisme a fait boire du poison à Eros – il n’en est pas mort, il a tourné pervers* (Nietzsche, Par delà le bien et le mal).

La vogue des lectures publiques dans la Rome des Antonins, un bon siècle après Pétrone, fragmentant, pulvérisant de toute littérature le swing intériorisé (tous écrivains), n’est pas sans annoncer nos performances de poètes karaoké. Par bonheur, bientôt viendra Marc-Aurèle. Mais il écrivait en grec, et pensait pour lui-même.

 B a bah du stoïcisme, même si l’on n’est pas sceptique ni cynique ni épicurien de rien, se passer de psychotropes. Pour s’épargner une psychanalyse, excédant tous ismes la poésie.

 

 

* La traduction retenue est celle d’Alfred Ernout aux Belles Lettres, 1923, dont les rides ont gardé tout leur charme ; celle de Nietzsche m’est personnelle.