De cœur et de raison, un écorché vif par Christophe Stolowicki

Les Incitations

05 juil.
2020

De cœur et de raison, un écorché vif par Christophe Stolowicki

  • Partager sur Facebook

 

De Chamfort, des Produits de la civilisation perfectionnée devenus Maximes, Pensées, Caractères et Anecdotes, abrégés en Maximes et pensées, soit à peu près le même titre que les Réflexions ou sentences et maximes morales de La Rochefoucauld, plus connues comme Maximes. Chamfort aussi déchiqueté, vibrant, que La Rochefoucauld est intégral, en rétention et en litote.

Maximes tout en épigrammes d’emprise biaisée, minimale et féroce, distribuant à l’aristocratie des coups de poignard dont le fauteur se perce le cœur de mots secs, larges, définitifs. Le titre tiendrait de la gageure s’il était de lui.

En près d’un siècle et demi, l’honnêteté a tourné, le plus honnête homme, selon Chamfort, devenant celui (tel Chamfort) qui dispose de toutes les qualités aristocratiques et morales de « l’homme supérieur » excepté la richesse. Ne se piquant de rien mais hérissé de pointes, écorché de partout. Écartelé entre l’honnête homme et l’homme désespérément honnête. Plus encore que chez le grand seigneur de l’autre siècle, les brèves, maximes, aphorismes ne sont pas de dérobade, de dégagement, de suffisance comme chez la plupart de nos contemporains, mais vibratiles de la vie même de leur auteur.  

De danse du compas, le trait piquant, coupant, tranchant ce peu. L’écorchure creuse à vif, ne reconstruit pas comme chez Rousseau.

Encore moins que Jean-Jacques porté sur les foules : « Les hommes deviennent petits en se rassemblant […] obligés de se rendre pygmées pour entrer dans le pandémonium ». On pense au proverbe chinois que raille Nietzsche : fais ton cœur petit.

 En un siècle où la poésie s’est retirée sur la pointe des pieds (et bouts rimés), Chamfort assèche la langue d’un tour de clef supplémentaire, opérant sur l’esprit, la pensée, ce que Flaubert ne réalisera que sur les mots. « On fausse son esprit, sa conscience, sa raison, comme on gâte son estomac », plutôt que matérialisme réductif, est métaphore approfondissant l’esprit, la conscience, la raison ; « Le philosophe qui veut éteindre ses passions ressemble au chimiste qui veut éteindre son feu » se rapproche d’une pure poésie pensée ; « j’ai peur de mourir sans avoir vécu » est d’un philosophe poète en avance d’années lumière sur son siècle des Lumières. Si la mort n’existait pas, il faudrait l’inventer.

« Philosophe » à l’encontre des dévots et des gens du monde, mais aussi critique de la raison que des passions, se démarquant des philosophes (Voltaire, Diderot, D’Alembert) qui donnent le la du siècle des Lumières.

Une quintessence d’amertume.

Éloge du « romanesque », de la tournure d’esprit, de l’âme romanesque, par un qui n’écrit pas de romans, dont la vie en montagnes russes vaut tous les romans.

« Un homme sans élévation ne saurait avoir de bonté. Il ne peut avoir que de la bonhomie. » Soit Tribulat Bonhomet  de Villiers de l’Isle Adam. La Rochefoucauld a écrit quelque chose d’analogue à propos de faiblesse et sincérité. Chamfort y rajoute une savoureuse écharde.

D’ailleurs « Les gens faibles sont les troupes légères de l’armée des méchants. Ils font plus de mal que l’armée même, ils infestent et ils ravagent. » La Rochefoucauld l’eût pensé s’il y avait été exposé.

« Il y a à parier que toute idée publique, toute convention reçue est une sottise, car elle a convenu au plus grand nombre » ; ou « ligue des sots contre les gens d’esprit […] une conjuration de valets pour écarter les maîtres » : comment a-t-il pu adhérer à la Révolution ? Sa blessure plus forte que sa raison. Sa blessure plus juste que sa raison.

Son élitisme révolutionnaire : on dirait notre contemporain capital.  

Bâtard de famille noble élevé par un couple d’épiciers ; bel homme, auteur à succès, notamment de théâtre, multipliant les liaisons flatteuses mais défiguré et handicapé à vingt-cinq ans par une maladie, peut-être vénérienne ; fêté par les châtelains et les gens de lettres, pensionné par le roi, reçu à l’Académie – se retournant contre le régime avec Mirabeau. Incarcéré sous la Terreur, libéré, menacé derechef, se suicidant avec un acharnement furieux auprès duquel le seppuku de Mishima ressemble à un rituel d’euthanasie. De ce qui lui a valu sa brillante réussite rien ne reste, tombé dans l’insignifiance ; toute l’œuvre qui fait sa gloire posthume consiste en ces fragments secrets publiés par son ami Guinguené. La plupart n’ont pas été retrouvés, contrairement aux Cent vingt journées de Sade.