« A » de Zukofsky par René Noël

Les Parutions

09 nov.
2020

« A » de Zukofsky par René Noël

  • Partager sur Facebook
« A  »  de Zukofsky

Six + dix-huit mors pour le ciel = A

 

Né en 1904 à New York, Louis Zukofsky prend le large de l'océan à bras le corps autant qu'il dévore Shakespeare dont il a tout lu à onze ans et entre en rapport avec Ezra Pound en 1927. Écrit de 1928 à 1974, " A ", poème de 24 chants* dont il lance les rythmes devant lui, incarne ce désir de louer, citer, chanter sous le signe de J. S. Bach et de Spinoza né avec l'écriture en 1926 de " Le Poème commençant par " la " ". Il n'y a dans ce geste aucun recours ou secours, mais seulement la dépense d'une générosité, une jubilation de lire dans l'art, la musique, le théâtre, la poésie, la philosophie, les mathématiques, la zoologie, la botanique... des façons non pas partielles ou partiales de nager la vie, mais des méthodes imitant les rythmes hétérogènes de la nature distribuées et agrémentées par le poème et qui font l'histoire, cruciale à ses yeux, Karl Marx demeurant à l'avant-scène disant à nouveau, après Aristote, combien la vie est plus large et commune en chacun que les divisions fantomatiques, spéculées, voulues par les hommes qui usurpent le pouvoir et volent. Sécessions devenues parts du réel à force d'avoir été enseignées et transmises. Les intelligences et les visions des êtres humains ne sont-elles pas bien plus fécondes et profondes, non seulement que les désarticulations conçues par des possédants pour asseoir leur domination sur d'autres humains, mais que la plupart d'entre eux qui finit par se convaincre qu'ils sont ignares ?

Si ils le sont parfois, ainsi que Héraclite l'écrit, c'est bien souvent par leur naïveté à croire que ce qu'ils croient est le réel et que ce qu'ils méprisent n'est pas, parce que ces matières ne servent pas leurs intérêts immédiats. Sans doute sont-ils ici encore égarés par la fin, confondant leur propre mort, ce que Héraclite là aussi signale plus d'une fois dans ses aphorismes, avec un " projet " cosmique. Mais, en quoi et pourquoi le cosmos devrait-il avoir " une mission " ? Son contraire, qu'il n'en a aucune et n'en aura jamais, poussé à l'absolu, revers du pari pascalien, peut devenir tout aussi téméraire et gratuit. Or, à défaut d'idéologiser, toutes idéologies défigurant le réel, le poète observe combien les contraires, les substances, jouent, témoignent, exercent leurs énergies qui forment les positions de " est-n'est pas " en la plupart des objets de la physis et à tout moment, loin de n'être que de pures abstractions désincarnées, ces partitions en chaque chose font les objets, le monde. En toutes gammes, notes musicales, syllabes, énergies, ces mélanges et histoires aux distances, intervalles, énergies, masses, insistances diverses et cependant qui s'épousent, se contaminent et séparent, créent de nouveaux corps.

Collages d'impressions et d'expressions, postimagisme d'Ezra Pound, vers iambiques et taillés de rimes où les visions du monde d'orient et d'occident à travers leurs usages du monde et de leurs syllabaires et systèmes idéogrammiques dialoguent, clefs phonogrammiques, vers libres lapidaires ou extraits de pensées prélevées et dites à voix haute à la façon de Bloom et de Dedalus de James Joyce, récits, accélérateur de citations et concrétions de créations propres, parchemins de partitions et de scripts, de pages cinéma-théâtrales..., le poème de Zukofsky a l'océan pour matrice, la puissance du ciel et des vagues. Le lecteur a la sensation de voir le poète scruter les horizons de Manahattan et de Brooklyn, marcher sur ses ponts ainsi qu'il se décrit lui et sa famille dans les rues, né à la poésie sous cette étoile américaine - aussi libre que Maïakosvski qui y séjourne et s'y sent d'emblée chez lui - espace à polir, parfaire, composer, lieu où il lui semble avoir des ancêtres depuis toujours, tant il est homme de cette étendue de terre, poète, travailleur qui transpire, pense, marche, aspire à faire de son pays un lieu de justice aux côté de millions d'autres humains d'une Babylone nouvelle, autrement encore que Charles Olson et son épopée, " les Poèmes de Maximus ". Poète du monde entier, strictement new-yorkais, mélomane, érudit, ouvrier, aux mémoires diverses et variées qui font un poète et le rendent sur les photographies altier, proche et sensible à l'allure d'oiseau, ibis, échassier libre et confiant sur le sol et en vol, Louis Zukofsky taille autant dans la nuit et le jour, l'orient et l'occident, la Chine et la Grèce homérique, autant dans le pli des jours de la lumière à un instant x d'une journée parmi toutes autres, que dans le lieu protéiforme qui accouche des dieux tant les répétitions et incarnations, venues de la nuit des temps, semblent plus vraies que les imaginations des hommes notant des genèses et des refrains, transcrit des mélodies, des cantiques, construit des rythmes de vie depuis des révoltes et des buts barrés par des détournements de vies humaines privées de large et de ciel par les labeurs fordistes.

Si il était possible et si facile de résumer, de définir la vie, le mouvant / ne se change qu'en lui-même (p. 699), il est probable que le désir, et pas seulement celui des hommes, ne serait pas et que les formes terrestres et cosmiques seraient autres, autrement faites, et que la vie ne vaudrait ni la peine qu'on la vive, ni qu'on " la scribe " ainsi que Louis Zukofsky jusqu'à son dernier jour écrit parce que l'écrit est une partie de lui-même. C'est dans la contradiction, la nuance, le contrepoint, la progression, la digression, dans leurs mélanges du plus bâtard des matières du monde et du stellaire chez Shakespeare, apparieur des nuits et des jours de Louis Zukofsky, que le poète vit concrètement. Et non dans les projections ou les regrets statiques et immuables de ne pouvoir tout voir, embrasser : car les hommes tantôt se plaignent de ne rien voir, d'être aveugles, suivant la ligne du regard devant soi et des progressions des connaissances de soi, de leur milieu étendu à la nature stellaire, et constatent que la physis des grecs leur demeure étrangère, rebelle à être connue par eux, tantôt n'ont d'autre choix et joie que de sentir combien chaque matière est faite de conflits, d'alliances, d'homogénéisations transitoires et de scissiparités circonstancielles, d'obéissances à des cycles ou à de nouvelles configurations dont les étendues inconnues restent à découvrir, à observer.

20 est-il le nombre parfait ? " A " 20 est le poème de Paul, des 20 ans de Paul Zukofsky, participe à ses yeux, ainsi que son épouse, pleinement de la poésie, du poème " A ", 10 composé du 1 et du 0 deux fois, à 20 ans, l'homme devient humain, donne 2, soit la possibilité concrète de prolonger par le rythme des hommes, leur génération. Le lecteur y lit un poème, " ô lierre verdoyant " (p. 593), qui annonce semble-t-il 80 fleurs, poème fait de neuf vers avec allitérations, parataxes. Ce dernier quart du poème élargit et rassemble, cercle et ellipse, les graines de styles répandues dans les autres chants en 19, 22, 23 & 24 où une langue, ses insistances, ses capacités de nomination, d'incarnation, nouvelle " Oui non nous si soit / ou nous ni ne sont / nie si sont vie / ni si vie (chant du vent, bis) / nous vit nous hein soit / ou nous hein ne sont / un ou nous soit vie / un on nie sans vie / hein on nous fait nous / hein vois si nous voit / ni ne nie nous va -. / un semblable bafouillage trop ardent / pour qu'on se moque de tout / sauf à railler le jeu ingrat " (p.735) naît, erre en vie. Reste donc à Z venus à lire jusque A.

 

* les 18 premiers chants, également traduits et édités par François Dominique et Serge Gavronsky, Ulysse fin de siècle, Virgile, sont parus entre 1994 et 2012 en 4 livres, les introductions et les notes de chaque livre n'étant pas reprises dans cette édition, plus les 6 derniers chants, inédits en français, soit le dernier quart du livre, constituent " A " .

 

Retour à la liste des Parutions de sitaudis