Ça tourne de Christian Prigent (2) par Tristan Hordé

Les Parutions

25 oct.
2017

Ça tourne de Christian Prigent (2) par Tristan Hordé

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Ça tourne de Christian Prigent (2)

 

Les écrivains publient rarement ce qui se passe dans les coulisses ; seules des questions techniques sont parfois abordées mais, par exemple, de la mise en place d’un récit, des difficultés (ou de l’aisance ?) à le commencer, rien n’apparaît au lecteur. Au mieux, des moments de ce qui est relatif à la fabrication sont donnés dans la correspondance (voir celle de Beckett) : donc rien de public avant la disparition de l’auteur. Aussi les notes de Christian Prigent sont-elles précieuses : Ça tourne réunit des pages d’un journal de travail (dont les étapes sont datées) qui apporte de nombreux éléments sur ses pratiques d’écriture à propos de trois livres,

Grand-mère Quéquette (2003), Demain je meurs (2010) et Météo des plages ((2012).

Le titre renvoie clairement au cinéma, avec le mot de "régie" qui désigne l’équipe chargée de la réalisation matérielle d’un film, et "tourner" = réaliser, qui porte aussi l’idée de mouvement essentielle pour C. P. La 4ème de couverture accumule à dessein le vocabulaire du plateau : plans de découpage, croquis de casting, éléments des scripts, réglages des chronos, précis de montage, etc., et elle s’achève par un « vroum vroum du moteur ». Le parallélisme entre élaboration d’un film et écriture d’un livre est répété dans le journal jusqu’à citer, pour le début de Demain je meurs, un film de Jim Jarmush. En outre, on découvrira dans Ça tourne plusieurs dessins de C. P. avec des commentaires, par exemple pour préciser la position des personnages à tel moment du récit. On pense également à la volonté de « Ne pas laisser se structurer la cohérence du temps linéaire (la mise en perspective historicisée) ».

La pratique du montage permet dans chaque livre, y compris Météo des plages, —roman en vers avec des personnages, des lieux, etc. — de rompre avec la narration romanesque et d’aboutir à un « phrasé abstrait (énergie musicale et plastique) » — on retrouve là les initiateurs du montage cinématographique des années 1920, Vertov et Eisenstein. Il ne s’agit pas de couper des fragments et de les coller (le cut up de Burroughs, par exemple), mais bien de construire un récit où, cependant, « Tout doit rester bancal » ; ce qui importe, c’est le « phrasé (rythmique, assonancé, construit par leitmotive ». Les quelques références relevées ici et là vont aussi dans le sens d’une rupture, en littérature (Joyce), en peinture (Twombly — « faire quelque chose comme du Twombly dans le poème ») et pour le cinéma (Buster Keaton, Jarmush). C. P invente d’autres contraintes pour chaque livre ; ainsi Grand-mère Quéquette doit commencer par le premier mot de Britannicus [Quoi, tandis que Néron s’abandonne au sommeil] et se clore par le dernier mot de la pièce [Plût aux dieux que ce fût le dernier de ses crimes] ; pour Demain je meurs, « Deux phrases embrayeuses s’imposent (ne se discutent pas) », dont la première (qui contient le titre) se lit dans le dernier chapitre ; pour Météo des plages, en plus des contraintes du vers (rimé !), parvenir à un ensemble qui ne sera pas « lisable (oralement) ni trop lisible (dans la vitesse distraite des galopades narratives) ». Les carnets — « carnets (…) méta-poétiques » — visent à saisir ce qui est engagé dans l’écriture, la théorie s’énonçant en réfléchissant sur la pratique. Mais ils contiennent d’autres enseignements pour le lecteur.

Écrire interdit, littéralement, toute autre activité pour un temps long, deux ans pour Grand-mère Quéquette : les premières notes datent de l’automne 1999, où deux scènes sont également "montées", et l’écriture ne commence qu’en 2002, avec le doute que le nouveau projet puisse intéresser qui que ce soit et une « Longue angoisse avant de s’y « mettre » ». Ce n’est qu’au cours de la même année, après bien des pages écrites, que C. P. note que « Le travail (…) fixe les angoisses, relativise les inquiétudes. » On lira dans son Journal, récemment publié par les éditions Sitaudis*, ce que représente le travail d’écriture pour C. P. ; elle est essentiellement une « résistance à la pression paradoxalement dé-réalisante du dehors (le « monde » saturé de représentations, la « réalité » toujours-déjà fixée en mots et images, le lieu commun où s’évanouit et s’aliène la singularité sensible de l’expérience). Cette résistance, le lecteur en perçoit la force dans Ça tourne, notamment quand C. P. analyse, dans Grand-mère Quéquette, ce qu’il entend fabriquer, non une "œuvre" mais une tentative de comprendre un peu ce qu’est la "vie", la "réalité" : la littérature n’est rien si elle n’est pas « un affrontement catastrophique à l’innommable ». On lit encore, dans les pages qui accompagnent l’élaboration de Météo des plages, « ce qu’un poème représente (…) est la cause du poème : l’innommable que la poésie tente envers et contre tout de nommer. »

Belle leçon, qui rejoint les réflexions de Beckett, et devrait être au cœur de tout enseignement de la littérature.

 

* Christian Prigent, Journal (extraits), Sitaudis, 2017.

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