Citizen Do de Dominique Fourcade par Jean-Claude Pinson

Les Parutions

29 nov.
2008

Citizen Do de Dominique Fourcade par Jean-Claude Pinson

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Président Mao and Citizen Do. - Aucun rapport ? Sans doute, sinon celui, tout à fait fortuit et personnel, d'une lecture concomitante du dernier livre, superbe, de Dominique Fourcade et d'une présentation de textes de Mao par le philosophe Slavoj Zizek (aux excellentes éditions La fabrique). Deux lectures excitantes. Excitation de la pensée, excitation de l'écriture. Dans les deux cas, audace de rapprochements inattendus : pour Zizek, Mao et Adorno (même refus de la réconciliation, même choix d'une dialectique seulement négative) ; pour Fourcade, Poussin et Merce Cunningham, comme autant de « prothèses » faisant système pour une poésie qui identifie en même temps qu'elle disloque.

Citizen Do, nous dit Fourcade, ne s'est pas d'emblée présenté à lui comme un livre, mais comme une « réunion de textes ». On y trouve en effet aussi bien un « Post-scriptum », sorte d'essai déployant son « long rap spéculatif », qu'un hommage à Char écrit pour le catalogue accompagnant l'exposition consacrée au poète par la BNF en 2007, ou trois suites de poèmes, notamment des « Chansons et systèmes pour Saskia » (la petite-fille de l'auteur). Au bout du compte, le triptyque forme pourtant bien un livre, où se donne à entendre, entre réflexion et chanson (mais toujours en régime de maximale invention), la dialectique négative de la poésie. - Je dis « négative », parce que la poésie, cheminant « amputée », « décapitée », loin des synthèses de l'entendement, est une expérience qui toujours passe, nous dit l'auteur, par des « prothèses ». Son désir et sa tâche : s'arracher aux surplombs de la pensée arrêtée pour mieux rejoindre les flux du réel, mieux s'approcher du « plan d'immanence » cher à de Deleuze - ce que Fourcade nomme de son côté « syllabe-être », ce point où « réel de la langue et réel du monde ne font qu'un ».n

Le titre, en écho au film fameux d'Orson Welles, fournit à sa façon l'emblème (et la cellule rythmique) de cette poétique et son ambition. Ses quatre syllabes, trouvées « dans » une exposition Poussin and Nature récemment visitée par l'auteur au Metropolitan de New York, disent la double « tâche citoyenne » du « mode de connaissance et mode d'existence » qu'est simultanément la poésie : « transcrire l'humanité, des bribes d'elle au moins » et « oser être une voix ». Programme « démocratique » qui n'est pas sans rappeler Whitman. Mais c'est à une autre filiation, davantage germanique, que Fourcade en appelle. Celle de Hölderlin qui, « dans le souffle et dans le son du mot », « ouvre un lieu de pensée ». Celle de Rilke, « le plus grand poète » du XXème siècle. Celle de Char, « dernier grand représentant d'une tradition fabuleuse », aussi bien.

Pour les poètes contemporains, Char certainement fait question : sa poésie n'échappe pas à l'emphase. Certes, mieux que beaucoup, il « connaissait, note Christian Prigent, la vérité tragique » et le caractère implacable du négatif. Mais la poétique charienne a un « côté solaire et icarien » qui laisse trop de prise à l'idéalisme, à « l'hypostase d'une figure emphatique et sublimée de l'Homme ». Dominique Fourcade, qui a beaucoup fréquenté pendant « presque quinze ans » l'auteur des Feuillets d'Hypnos, n'ignore rien, on s'en doute, de ces critiques. Mais il sait aussi que la poésie, ayant commencé sous la forme d'hymnes aux dieux, ne peut, quand bien même font défaut désormais les sommets fabuleux, renoncer à l'escalade audacieuse. Il lui faut toujours viser l'insu, l'énorme, l'inouï sans lequel nul « grand ordre poétique » n'est possible. Et c'est au risque toujours de l'emphase, dont ne saurait la préserver la diction de l'étal et du prosaïque (et encore moins celle des abîmes). Tel est le paradoxal héroïsme de celle qui pourtant « répugne à l'héroïsme ».

Or justement « avec Char les enjeux étaient énormes, l'enjeu humain et l'enjeu poétique » (tandis que « Mallarmé chef de maquis ça ne se peut pas »). Et c'est la chose qui est d'abord à retenir pour un poète soucieux, comme l'est Fourcade, de livres où il faut (sinon ce n'est pas la peine) que la logique de la pensée « épouse le réel, fidèle à en mourir ». D'où que les superlatifs ne manquent pas dans la langue de Fourcade (« Dans la vie, l'ordre de l'art est une charge immense »). Mais toujours l'audace du plus trivial (« je m'excuse c'est l'heure de ma Suze ») vient déjouer la menace de l'enflure ; toujours le « reportage » du réel le plus immédiat (le beau nom par exemple de « Michelle LaVaughn Robinson Obama ») vient rappeler dans quel monde effectif nous sommes.

« Oser être une voix », la laisser s'élancer au risque de l'emphase, n'est-ce pas le propre du lyrisme ? Sa question (car il fait question) traverse Citizen Do, explicitement et implicitement. À propos de Char (du fragment 87 des Feuillets d'Hypnos), Fourcade remarque ainsi que « dans l'interdiction du lyrisme s'ouvre à l'écriture un nouveau registre, l'infini du prosaïque, absolument étal (mais lui-même une lévitation) ». Mais il serait hâtif d'en déduire que toute voie est fermée à la musique et à la voix. À la différence d'autres poètes contemporains, Fourcade n'est pas adepte de la « démusicalisation » : Char « a écrit une musique avec thème, il a payé le prix de la musique et du thème, je le salue à jamais - j'en ai conçu la nécessité d'une musique sans thème, à laquelle je travaille dur ».

Dans Citizen Do, cette musique prend avant tout la forme de la chanson et plus précisément encore de la berceuse (« système lullaby »). Ronsard et ses odes, parfois, ne sont pas loin (« quand je suis vingt ou trente mois... »). Mais : « avec admiration au chalumeau/ je découpe sa rhétorique, la fais déchanter ». Il n'empêche, en version « song » ou « sprechgesang », c'est bien de chansons qu'il s'agit, même si « une chanson (un système) a toujours mal/ de sa propre mélodie ». Même si elles se chantent, sur la page, « à bouche fermée » : « les carpes prononcent le mot crawl/ ce qui t'amuse/ les carpes-muses ».

Disons-le sans ambage, ces « Chansons et systèmes pour Saskia » sont tout simplement magnifiques. Et souvent d'une évidente simplicité, à l'instar de la strophe suivante :

« dans la vie
une chanson est à l'affût
d'une autre qui fait le guet
il n'y a rien
dans le tiroir
qu'une portée de petits loirs »

« Dire est une question d'intrépidité », écrit Ronald Klapka dans sa Lettre de la Magdelaine. Et chanter, comme le fait Fourcade (sur un mode « désapplaudi », « désemporté »), non moins une question d'audace - celle qui conduit la poésie, parce qu'elle est « identification et séparation et dislocation systémiques », à faire « nager ensemble » « Saskia et Pina Bausch et Lester Young » ; à faire, de Char le géant, l'enfant qui sera bercé dans les bras de la petite Saskia.

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