Correspondance Celan-Char par Tristan Hordé

Les Parutions

27 avril
2016

Correspondance Celan-Char par Tristan Hordé

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      Bertrand Badiou a déjà publié la correspondance de Paul Celan avec son épouse et celle avec Ingerborg Bachmann*. Sa connaissance de l’œuvre et des études à son propos, nombreuses depuis deux décennies, aboutissent à une édition exemplaire. Aux lettres (dont 3 de Celan non envoyées) et billets, cartes postales, envois de livres, de plaquettes et de traductions, s’ajoutent des lettres entre René Char et Gisèle Celan-Lestrange avant et après le suicide de Celan, d’autres concernant l’internement de Celan. La plupart des lettres sont elliptiques ou portent sur des événements que le lecteur n’a pas en mémoire (par exemple, l’affaire Goll), et les livrer sans rétablir leur contexte risquait de les rendre illisibles : toutes les données nécessaires à la compréhension des échanges sont réunies ; les notes, indispensables, sont abondantes, les références précises. L’édition des lettres est complétée par une chronologie, divers documents, un index, une bibliographie des sources.

      Dans sa préface, Bertrand Badiou compare le « poète du maquis de Provence » et « le poète juif d’Europe centrale », relevant entre eux une série de points communs. Retenons que « Char et Celan ont trempé pour toujours leur parole dans [leur] vécu. Une parole qui devait assumer sa part obscure, issue des méandres et des gouffres du siècle » ; retenons aussi que les femmes ont eu une place « considérable dans leur vie, comme dans leur poésie. » Il y eut cependant un décalage de taille entre eux. Ainsi Celan, qui connaissait l’œuvre de Heidegger dans le texte, a pris beaucoup de recul quand il a compris que le philosophe ne regrettait rien de son passé nazi, alors que Char conserva toujours une admiration sans mélange. Par ailleurs, si Celan lisait Char, qu’il a traduit en allemand (notamment Feuillets d’Hypnos), Char n’a connu la poésie de Celan qu’à travers quelques traductions.

      C’est Celan, lecteur de Char, qui écrit en 1954 pour une rencontre (« Je retrouve, en vous adressant ces lignes, tout l’espoir angoissé qui préside à mes rares rencontres avec la Poésie », 21/7/54), demande plus que bien accueillie. Il y eut de nombreuses périodes de silences, dus en partie pour Celan aux difficultés qu’il avait à écrire, mais pendant plusieurs années leur proximité fut réelle ; par exemple, on ignore ce que Celan a appris à Char en 1955, mais la réponse témoigne d’une sympathie profonde : « Je ne sais pas partager avec un ami son mal-être, son chagrin […] je ne sais pas lui montrer à l’aide de la parole trop peu précise et balsamique que je le comprends. » (29/4/55 ; souligné par Char). Ce qui a provoqué d’abord une distance entre eux vient de l’affaire Goll ; Claire Goll menait depuis 1953 une campagne diffamatoire, accusant Celan d’avoir plagié son mari Yvan Goll, campagne dénoncée par poètes et critiques mais qui, malgré tous les soutiens qui lui étaient prodigués, atteignait fortement l’équilibre de Celan — son ami Jean-Pierre Wilhelm lui écrivait en 1956 « Je ne pense que cette veuve abusive [=Claire Goll] puisse vous faire beaucoup de mal. Elle est ‘’brûlée’’ partout, détestée ». Char, ne mesurant pas du tout l’effet des calomnies, les a mises en parallèle avec une querelle sans portée qu’il avait avec un universitaire à propos d’une édition de Rimbaud, ce que Celan ne pouvait accepter.

      Aucune trace n’est restée des motifs d’une rupture survenue en 1958, au moins pour Celan ; ne demeurent que des notes à propos de Char, prises à la suite d’une conversation téléphonique : « une vanité grandissante, un discours toujours plus indigent qui se répète ». Plus tard, Celan a écarté Char de sa vie par ces mots : « Confirmation de ma première impression — plus tard remise en question eu égard à l’homme — poésie douteuse » (journal inédit, 4/1265, cité p. 21). Dans une lettre à Ingeborg Bachmann, en mars 1959, il dénonçait l’attitude de Char, (« Le mensonge et l’ignominie »), et dans une autre à Char après la mort de Camus, mais qu’il n’a pas envoyée, il écrivait : « vous avez su nous [= PC et Gisèle Celan-Lestrange] faire mal à la légère, vous nous avez peiné » (6/1/60). Enfin, dans son journal (tenu par son épouse), Celan note en mars 1961, « On ne peut pas compter sur lui. » La correspondance devient ensuite plus rare, composée surtout d’envois de livres, et cet éloignement n’a pas donné lieu à des explications entre les deux hommes. Cependant, Char est intervenu efficacement en 1966 pour améliorer l’internement de Celan et lui écrira à sa sortie de l’hôpital. Après le suicide de son mari, Gisèle Celan-Lestrange poursuivra la correspondance avec Char ; j’en retiens cette phrase d’une lettre, qui pourrait s’appliquer à bien d’autres poètes : « La poésie [de Celan] que si souvent j’ai envie de refuser, je refuse à cause de son savoir si lucide jusqu’à l’insupportable. » (22/7/70).

      Cette édition permet d’approfondir la connaissance de Celan et il faut espérer la publication, avec le même souci de rigueur, d’autres correspondances disponibles en allemand, en même temps que la poursuite des traductions de la poésie.

 

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* Paul Celan, Gisèle Celan-Lestrange, Correspondance (1951-1970), éditée et commentée par B. Badiou avec le concours d’Éric Celan, 2 vol. Seuil 2001 ; Ingeborg Bachmann, Paul Celan, Le Temps du cœur, Correspondance (1948-1967), éd. B. Badiou, H. Höller, A. Stoll et R. Wiedemann, trad. de l’allemand B. Badiou, Seuil, 2011.

 

 

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