Esthétique du machinisme agricole de Pierre Bergounioux par Tristan Hordé

Les Parutions

23 juin
2016

Esthétique du machinisme agricole de Pierre Bergounioux par Tristan Hordé

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     Cet essai a été écrit pour présenter trois expositions, deux à Nantes — dont la première était augmentée du texte de Pierre Michon — et une à Tulle. Il est publié par Le Cadran ligné, structure éditoriale légère fondée en Corrèze ; Laurent Albarracin, poète (Le Grand Chosier, 2015, Herbe pour herbe, 2014), a commencé par une collection de poésie : un poème sur un feuillet plié en quatre, tiré à 100 exemplaires, de Jean-Paul Michel à Éric Chevillard, de Claude Margat à Virgile Novarina — textes choisis par un lecteur curieux et sans préjugé. Cette collection se poursuit et, en même temps, sont proposés depuis 2014 de petites livres, en juin 2016 Méca de Ana Tot, auparavant Christian Ducos, Alain Roussel et Boris Wolowiec.

     Les sculptures en métal de Pierre Bergounioux, dont 16 sont reproduites, sont élaborées à partir de ce que l’activité humaine n’utilise plus, des déchets récupérés dans des casses1, « pôle de destruction vers lequel tout produit s’achemine lorsqu’il contient du métal ». Parfois, la pièce choisie n’est pas modifiée et une tige en fer la fixe sur un support en bois. Le plus souvent, les rebuts sont assemblés selon un projet : il s’agit notamment de figurer tel animal, de reproduire un masque d’une communauté africaine, de restituer le mouvement d’une danseuse, d’évoquer un personnage (par exemple don Quichotte), de donner une forme visible à une abstraction (par exemple le temps), etc. Devant « une forte poutrelle en U » et « un paquet de tôle forte repliée sur trois ou quatre épaisseurs, ondée, plissée », que faire ? « Me contente d’ajouter une sorte de tête à la première, et j’ai alors un danseur sauvage. La deuxième se suffit à elle-même. Je soude un tirefond au pied, la brosse et la vernis. De pièce ratées, je tire un masque fang [etc] »2. Dans tous les cas, ce qui était voué à disparaître devient sculpture, ‘’objet d’art’’ : « C’est le regard qui crée l’objet », écrit justement Pierre Bergounioux : isoler les pièces d’une machine — les doigts d’une faucheuse — et les réunir dans un ordre bien éloigné de celui de la machine, monter l’objet obtenu sur un bois et le présenter dans une salle prévue pour recevoir (même provisoirement) des sculptures, toutes ces opérations transforment radicalement le statut de l’objet, d’autant plus qu’exposé il est accompagné d’un texte. Ce n’est pas que l’élément extrait d’une machine, quelle qu’elle soit, ait une « beauté objective », comme le prétendait Breton, cité dans l’essai, c’est plutôt que cet élément est susceptible de devenir œuvre d’art selon des critères propres à une société à un moment donné : on sait depuis Marcel Duchamp que placer, par exemple, un véhicule accidenté dans un lieu particulier qui reçoit des visiteurs, comme une galerie ou un musée, le consacre objet d’art.

     Pierre Bergounioux brosse à grands traits l’histoire de la relation entre les productions artistiques et les rapports d’exploitation, puis retrace la lente disparition de la société agraire — même si le mot est toujours employé, souvent de façon démagogique, il n’y a plus au début du troisième millénaire de paysans. De là l’abandon de l’outillage traditionnel « en bordure du champ qu’on allait rendre à l’ajonc, aux genêts, aux fougères qui poussaient, à l’origine, et qui reviennent, à la fin. Avec l’industrialisation de l’agriculture et, parallèlement, celle de la plupart des activités autrefois artisanales, la plus grande partie de l’outillage traditionnel, quand elle n’est pas vouée à l’oubli ou livrée à la casse, devient objet de décoration, récupérée dans une ferme — une charrette à un rond-point, une charrue sur une pelouse — ou vendue dans les vide greniers — rabots, varlopes, gouges, etc. C’est surtout dans le « chaos métallique » de la casse que Pierre Bergounioux choisit ses matériaux, et c’est « un commerce avec le fer, un combat avec le fer », comme l’écrit Pierre Michon, qui aboutit à re-présenter autrement certains moments du monde.

     Le Petit danseur est la première des 16 images reproduites. Le danseur de fer, offert un jour à Pierre Michon, a été placé sur un remblai, tout près d’une maison ruinée ; pris progressivement dans les ronces, il connaît ainsi le sort des anciennes machines agricoles. Peut-il sortir de l’oubli ? « Un jour peut-être, quand j’aurai appris l’usage de la débroussailleuse et celui de ma vie, je le libèrerai des ronces, il reverra la lumière. Nous reverrons la lumière, lui et moi. »

 

1 Voir Pierre Bergounioux, La Casse, Fata Morgana, 1994.
2 Pierre Bergounioux,
Carnet de notes, 2011-2015, Verdier, 2016, p. 588.

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