Gommage de tête de Marie de Quatrebarbes par Tristan Hordé

Les Parutions

07 mars
2018

Gommage de tête de Marie de Quatrebarbes par Tristan Hordé

  • Partager sur Facebook

 

 

Le quatrième livre de Marie de Quatrebarbes revendique un double patronage. Tout d’abord, Gommage de tête est une adaptation du titre du premier film (1977) de David Lynch, Esarerhead (= « tête effaceuse », sorti en France sous le titre Labyrinth man) ; la référence peut renvoyer à une caractéristique de l’univers du cinéaste américain, le refus de la fonction analogique des images à représenter la réalité. Ensuite, est en exergue un extrait de Duchamp du signe, dont je retiens le début, « Perdre la possibilité de reconnaître 2 choses semblables » ; c’est dire que le réel, dont fait partie l’écriture, est confus, qu’aucun ordre ne peut s’y imposer.

Lisons le premier des six ensembles du livre, "Prophéties". Il est composé de groupements de vers sans lien apparent entre eux, mais réunis grâce à la présence d’un personnage féminin, nommé groe, nom où l’on reconnaît l’anagramme de ogre1, et d’un narrateur (je) qui présente notamment une manière d’écrire, par énumération de quelque mots liés par leur consonance : « je procède par rapprochements vagues, compose des séries : gravelle, gravier grossier, grêlon de gros ». On lira d’autres séries et le retour de certains mots (par exemple, «  grêlon de gros » devient « gros grêlons » ensuite) qui contribuent aussi à donner une unité au texte.

Le sens en effet n’est pas dans une quelconque narration, que le lecteur cherche (presque) toujours à construire s’il ne la trouve pas immédiatement, mais justement dans l’essai de ne pas donner du texte immédiatement "lisible" — encore faudrait-il s’entendre sur ce que l’on définit comme lisible et illisible2. Il y a bien, par exemple, dans la première partie du livre, les éléments d’un conte, et l’ogre se comporte comme tout lecteur s’y attend : elle mange les jeunes gens ; notons que cela est dans la continuité de la poésie de Marie de Quatrebarbes puisque La vie moins une minute, son précédent livre de poèmes, mettait en scène Barbe Bleue. Ajoutons que le conte, par tradition, renvoie à l’enfance et c’est un motif récurrent dans l’œuvre ; elle est présente ici encore avec les jeux (« Une enfant joue (…) », ou « et lorsqu’enfant je me faisais enfant, d’un drap aimant trop j’étais le chien ») et l’association de l’enfant et de l’île, thème littéraire rebattu.

À extraire dans les différentes parties des traces de tel ou tel thème, on finit par découvrir ce que l’on cherchait. Dans l’ensemble "Trop cuire", il est question d’un « bateau échoué sur l’île d’Ua Pou », île que le lecteur reconnaîtra en Polynésie sur son atlas ; ensuite mention est faite d’une caravelle (ce qui nous transporte dans une époque lointaine), puis d’un bateau de pêche, d’un harpon, de tonneaux de poudre mis à l’abri dans une église. L’addition de ces données, que je détache de leur contexte, ne suffit pas à construire un récit, d’autant moins qu’elles sont suivies d’un vers qui décourage, me semble-t-il, le lecteur saisi du désir de narration : « quand la vague envahit l’âme ».

N’y a-t-il dans ce livre aucune représentation du monde, ou aucun de ces vers signe du lyrisme prêté à la poésie ? Un (groupe de) vers peut laisser penser qu’un récit est proposé, par exemple : « Elle dit mon œil a cessé de te voir » et, un peu plus loin, on lit « hors de ma vue », puis « la vue s’est perdue » ; citons encore : après « dire "fenêtre" au moment où je l’ouvre », on lit ensuite « vous fermez les fenêtres ». Etc. On comprend que des fragments éparpillés, même réunis, n’aboutissent qu’à des énoncés qui ne peuvent qu’être incomplets et décevoir. Abandonnons ces tentatives et lisons une séquence de 4 vers retenus dans "Trop cuire" :

revers de la main gauche, odeur de punaise écrasée
c’est une histoire qu’on se raconte qu’on se raconte
le glaçon est petit
nous avons le pouls qui bat fort, c’est assez rare

On pourra toujours, si l’on est oulipien, inventer des liens entre les vers et, même, de proche en proche, les rattacher à ceux qui précèdent et suivent. On peut aussi lire autrement. Ce qui est en cause dans la poésie de Marie de Quatrebarbes, c’est bien l’unicité de ce que le discours dominant et une bonne partie de la littérature tentent d’imposer. Les vers ci-dessus, s’ils restituent quelque chose, c’est le chaos de nos représentations, leur mouvement incessant, l’extrême diversité de notre expérience. C’est pourquoi on lit dans Gommage de tête des expressions empruntées aux textes techniques (« système d’éclairage à double volet »), des phrases toutes faites (« c’est la même chose pour tout le monde », « selon bon nombre de témoignages »), des énoncés en suspens (« les uns par rapport aux ») ; etc. Cela n’empêche pas la présence de divers éléments qui, sans du tout prétendre organiser le chaos, donnent au livre sa cohérence ; ainsi le retour dans les différentes parties, comme des traces, de mots : je retiens le mot "pas" dans différentes contextes, de « les pas qu’ils marchent » à « nous étions deux dans les pas de personne ». Ainsi la manière constante d’interroger notre usage de la syntaxe (sujet-verbe-complément, pour le dire vite), parfois provocante : « Elle dit c’est moi le dit en ils me semblent ». Etc. Cela n’interdit pas pour autant de reprendre une forme éprouvée, la strophe régulière, avec 18 strophes de 6 vers libres dans "Émulsion mineure", ou l’alexandrin (3/3/2/4) : « ce qu’on dit en rêvant : griefs enchevêtrés ».

Que la lecture de Gommage de tête ne soit pas aisée, j’en conviens, et c’est tant mieux : en ce mois de poésie printanière (le Printemps des Poètes !), il est bon de s’éloigner des clowns lyriques et des belles âmes pour savoir que l’invention n’est pas morte. Pour conclure, j’offre à Marie de Quatrebarbes et au lecteur une autre proposition de Marcel Duchamp : « le style veut dire que l’on suit la tradition, que l’on s’attache aux bonnes manières et à un modèle de comportement ; tout cela n’ayant rien à voir avec l’objectif même de l’art. »3

 

________________________________

1 Dans un entretien avec Emmanuèle Jawad (Diacritik, 30 janvier 2018, Marie de Quatrebarbes précise que groe rappelle phoniquement une marque de sanitaires (Grohe), et que le cinquième ensemble, titré "Initiales", évoque une marque (Initial) de produits d’hygiène pour toilettes. J’ajoute que de groe on passe facilement à groin.

2 Sur cette question, on lira par exemple Christian Prigent, La langue et ses monstres (P.O.L, 2014) et le récent essai de Pierre Vinclair, Terre inculte, Penser dans l’illisible : The Waste Land (Hermann, 2018).

3 Marcel Duchamp de retour en Amérique répond à Laurie Eglington (1933), L’échoppe, 2004, p. 19.

 

 

Retour à la liste des Parutions de sitaudis