L’esprit de Paris de Léon-Paul Fargue par Lionel Bourg

Les Parutions

26 sept.
2020

L’esprit de Paris de Léon-Paul Fargue par Lionel Bourg

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L’esprit de Paris de Léon-Paul Fargue

   Omis, oublié, regardé avec un brin de condescendance par les mandarins et les « blogueurs » qui, la bêtise étant désormais un droit, se vantent de ne l’avoir jamais lu, Léon-Paul Fargue bénéficie enfin d’une édition de ses Œuvres complètes. L’initiative ne provenant ni de la maison Gallimard, laquelle préfère intégrer à sa plus prestigieuse collection un Jean d’Ormesson ou un Boris Vian, ni de Denoël ou du Seuil, de Flammarion, de Grasset, remercions avant tout les Éditions du Sandre de prendre en charge le beau travail accompli par Barbara Pascalet, l’efficace et très compétente Présidente de la Société des Lecteurs de Léon-Paul Fargue.

   Éditeur singulier, Le Sandre n’en est d’ailleurs pas à son coup d’essai. Outre nombre de « curiosités », les Œuvres complètes de René Crevel honorent un catalogue où, inattendus parfois, voisinent les noms de Léon Bloy, de Barbey d’Aurevilly ou de Chamfort, de Jacques B. Brunius comme de Heine et de Castoriadis.

   Premier tome de l’ensemble qui en comptera trois, L’esprit de Paris regroupe la totalité des chroniques « urbaines » rédigées par Fargue au fil de ses humeurs, ses promenades nocturnes dans la capitale et des commandes émanant de revues ou journaux à même de remplir la bourse trouée nichée dans son cartable. On a sans doute trop commenté, trop investi l’aspect flâneur du piéton parisien, négligeant sous une manière de pittoresque à la Carco l’extraordinaire inventeur et le grand écrivain que fut cet homme dont le visage, rond, grassouillet, ne cachait pas derrière la fumée de l’éternelle cigarette ou les petits verres alignés sur un comptoir une tristesse de gosse inconsolable. S’il fréquenta les beaux quartiers, les ruelles sombres, les salons et les troquets où l’on parlait encore l’argot des bouchers ou des malfrats imbus de leur crasseuse élégance, s’il nagea comme un poisson dans ces différents aquariums et, à la lueur des réverbères, s’entretint plaisamment avec des prostituées, des patrons de bistrot et des flics, il aima, plus que toute promiscuité mondaine, le music-hall, le cirque et ses lumières, retrouvant sous les cintres et les chapiteaux l’enfant toujours ébloui qu’il n’avait cessé d’être.

   Jongleur, funambule, dresseur de fauves ou de pachydermes ignorés du lexique, trapéziste s’élançant au-dessus du vide et du public ébahi en un vol plané sans équivalent depuis au sein de la syntaxe, clown, inévitablement (Little Tich, Grock glissant « avec une infinie souplesse, malgré l’immensité de son pantalon écossais […] et nous laissant souvent sur l’impression d’un imperceptible désespoir »), Monsieur Loyal, acrobate et prestidigitateur, Léon-Paul Fargue exécutait ses numéros sans courroie de sécurité ni filet, heureux, désinvolte, l’effroi et les éclats de rire de la foule noyant sa mélancolie sous des flonflons dont l’entrain ne trompait qu’une seconde.

   Légèreté. Gravité. Tranches d’humour et pages bardées d’angoisse, l’art de la chronique atteignit grâce à lui l’un de ses sommets, la vitesse d’expression entraînant dans son sillage fulgurances, troubles et lentes méditations. Ne fermons pas les yeux pour autant. Une coloration franchouillarde, durant l’occupation, après la guerre ensuite, vint frelater le vin pourtant tiré du même tonneau. Qu’elle s’épanche de blessures profondes ne l’excuse pas mais, puisque tout est là maintenant, la fanfare et l’orgue de Barbarie, l’orchestre symphonique et les larmes, les craintes infantiles et les amours déçues, Marcel Proust et Maurice Chevalier, le lecteur qui découvre Fargue aujourd’hui musardera au fil des paragraphes comme par une forêt de songes tour à tour merveilleux et inquiétants, le drame ou, je ne crois pas pousser trop loin le bouchon, une forme poignante de tragédie, ne se séparant pas un instant du jeu avec des mots pareils aux bouquets d’étincelles jaillis à l’aplomb du silence.

   Menaces virales obligent, chacun s’apprête à rester chez soi.

   Fargue, qui prisait fort la solitude, ne dédaigna pas la compagnie : « Se réunir entre amis est une des hautes satisfactions du pauvre monde actuel, remarqua-t-il un jour. C’est une présence d’âmes, un réconfort de formes. Voir autour de soi des figures amicales, des mains familières, des costumes connus comme le loup blanc, des cravates, des yeux, des moustaches et des briquets que l’on sait par cœur, c’est vivre deux fois. L’essentiel est de se réunir, de faire corps avec d’autres, de former caserne à plusieurs, tribunal à quelques-uns, et de demeurer soudés l’un à l’autre. Les Parisiens, qu’ils se nomment poëtes, chefs d’atelier, ministres, escrocs, ventriloques, chroniqueurs parlementaires, amants, célibataires décidés à presser la vie comme un citron, docteurs, savants ou vagabonds, ont eu la manie de s’unir depuis le commencement de leur histoire. » Cela valant pour les Marseillais, les Stéphanois, les Rennais, les Lyonnais et les Toulousains, les Madrilènes, les Berlinois, je dédie ces lignes aux futurs confinés : la lecture de L’esprit de Paris devrait leur faire le plus grand bien.

 

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