Manière noire d'Hervé Bauer par Lionel Bourg

Les Parutions

09 févr.
2021

Manière noire d'Hervé Bauer par Lionel Bourg

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Manière noire d'Hervé Bauer

 

     Si, au départ de chaque nouvelle, une expression que l’on pourrait croire usée, désamorcée depuis belle lurette, voire enfouie dans la fosse commune du langage courant, « tu vas prendre la mort », « tuer le temps », « je ne suis plus que l’ombre de moi-même », « je touche le fond », « balayer devant sa porte », « je ne manque pas d’air », « attendre au tournant », entraîne à sa suite les phrases longtemps tenues en laisse derrière la porte ouverte soudain, l’histoire qui s’élabore alors, laquelle progresse au gré d’associations lexicales dont l’enchaînement déconstruit le réel sans l’abolir jamais, cette histoire abracadabrante parfois, teintée d’humour, d’angoisse feinte ou vécue par l’éternel enfant qui l’imagine, ne s’engendre elle-même que d’avoir su prendre au mot les mots qui dès le début la convoquèrent.

      Logique sans peine : Lewis Carroll ne se sera pas vainement adonné aux mathématiques.

     Or, pas plus à Kafka, ce n’est pas à lui que l’on pense d’abord, les Notes sur un pays inutile et autres nouvelles de Georges Henein s’accordant sensiblement davantage avec la tonalité de cette Manière noire, Edgar Poe, via Baudelaire, s’imposerait-il sans coup férir à l’esprit du lecteur. Que l’on comprenne bien : ces noms précisent tout au plus un climat, et,  trop bel écrivain pour se fourvoyer dans le jeu des attractions littéraires, Hervé Bauer ne m’en voudra pas de semer les petits cailloux de mes références après tout discutables afin de retrouver un chemin censé me reconduire en pays connu. Banalité peut-être. J’y vois pourtant la preuve par défaut d’une difficulté qui m’est propre, l’assise manquant, et la fiabilité du sol comme des murs toujours dérobés sous mes pas, mes appuis, la route offerte, ou le récit, malgré la faible acuité sensorielle qui me paralyse, m’incitant à pénétrer dans cet univers où l’on ne sait quel pendule, quel couperet sans doute, tranche les liens rattachant quiconque à la grammaire de l’intelligible.

     Et la magie opère.

     Ni lieu défini, nommé, identifié, hormis l’espace clos d’une pièce exiguë (une table, un divan, une fenêtre inaccessible, le « héros » s’acquittant au mieux d’une tâche de gratte-papier…), ni date, ni saison, la durée quant à elle, étale ou toujours plus accélérée, mêlant ses lentes divagations aux fulgurances d’éclairs aussitôt consumés. Omniprésente, la mort paraphe le propos : « Après une activité trépidante, tout s’était arrêté, tu. Les excavations béantes à l’orée desquelles rouillait toute une ferraille sans emploi, étaient comme les orifices d’un monde où passer dans un glissement fatidique de sable, de temps sablonneux. » Odeurs pestilentielles, chaos, vertiges que l’on ne peut saisir, visages, masques mortuaires, rien n’entrave ainsi le ruissellement de ces « contes cruels » criblés d’aveux (« Par le passé, j’écoutais le bruit de la mort dans les coquillages. » ; « On dira que je fais des histoires, mais si j’en écris un jour, elles remonteront de mes sous-sol. » ; « Écrire me précipite dans le temps. N’importe quel mot peut  soudain devenir le bouton sur lequel j’appuie et qui m’éjecte de mon siège vers l’éternité où je passe mon enfance. » ; « Quand les mots me lâcheront, je serai tout à fait mort. »), l’espèce de civilisation déchue à laquelle ils semblent se référer quelquefois, Grèce, Rome, Égypte, Mésopotamie, ressuscitant dans la bouche de qui les raconte des langues plus ou moins décharnées.

     Puisque l’élan initial détermine la mouvance des phrases, l’enfermement qu’elles affrontent, au sein du temps, des feuillets découpés et de la syntaxe, instaure fatalement une noirceur d’ordre physiologique, sidérale, chaque nouvelle charriant entre ses eaux les lueurs d’avides nébuleuses. Rédigées au scalpel, entées d’incidentes qui nagent à contre-courant par l’oblique lumière des songes, elles ne s’ignorent, ne se dédaignent pas filles de transfusions ou d’alchimies inexplicables, l’encre, instillée dans les veines, se substituant au sang « jusqu’à la rigidité cadavérique de [la]  dernière phrase. »

     J’ai dit que la magie opérait. C’est en effet ce qui s’avère, le plaisir qu’éprouve le lecteur dépendant aussi bien de la haute qualité d’écriture que de cette tension interne, ces contractions ou ces épanchements induits par la succession d’épisodes inscrits à même l’opacité du destin. « On n’est jamais assez prudent avec les mots », note Hervé Bauer, qui précise, plaisamment, une pointe d’ironie, un sourire ne le quittant gère, qu’il était « loin d’imaginer que, mort, il mangerait les mots par la racine ». 

     Au contraire de tout illusionniste, métier en vogue, l’auteur ne dissimule pas ses tours derrière l’étoffe tremblante d’un rideau de scène ou, plus subtil, en détournant l’attention du public. Il joue franc-jeu. Montre, dénude, annonce la couleur dès la première ligne tracée, de sorte que la singularité se fait normale, naturelle en somme, le ou les corbeaux en provenance d’un célèbre poème se perchant avec désinvolture sur l’épaule de qui se demande pourquoi il doit s’obstiner dans sa geôle. Heures boueuses. Bouffées d’enfance, tellement émouvantes au fil de certaines pages, souvenirs diffus pris dans l’engrenage du vocabulaire, on ne saurait demeurer indemne en présence d’une prose en phase avec de pareilles émotions et qui, simultanément, se libère des nœuds du formalisme et des pièges romantiques, du romanesque et de la poésie tripe ou cœur sur la main, le chroniqueur n’ayant plus qu’à poser sa plume quand il lit au détour de l’ouvrage que « celui qui s’acharne sur son livre ne peut rien en tirer d’autre que du silence qu’il essaie en vain de confesser. »

 

 

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