Selfie lent d’Armand Dupuy par Lionel Bourg

Les Parutions

30 janv.
2021

Selfie lent d’Armand Dupuy par Lionel Bourg

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Selfie lent d’Armand Dupuy

          Dans le sillage des belles radiographies de Claire Combelles reproduites à la fin du livre, Armand Dupuy clarifie sa démarche, rappelant l’état affectif et la disposition mentale qui présidèrent à la rédaction de ce journal, lequel n’en est pas un, ce poème alors, qui l’est pour lui absolument, l’un et l’autre se montrant au demeurant « plus vrais que nature ».
          L’enjeu, qui se dessine rapidement, n’est pas mince. « Chaque fragment étant redevenu une sorte de monstre temporel, une maille à travers laquelle le temps continue de circuler, de recommencer », le quotidien, ou ses déchets, ses oripeaux, les copeaux de bonheur et les déconvenues inévitables ne respirent que davantage en ces moments qui se heurtent, se succèdent, douloureusement certes, la durée, l’attente longue du dénouement, se chargeant quant à elles de tracer l’itinéraire : le présent, en somme.
          Scandé par la notation de dates et d’heures précises, le récit progresse. Incursions brèves dans le compost filandreux des jours et des nuits, scènes comme projetées à l’intérieur du cerveau, il noue, dénoue son fil jusqu’au vertige, lui-même immobile, statique malgré les remous qui l’entraînent : « Vingt et un mars, six heures vingt-six, je ne sais s’il faut choisir le vertige, se tenir en bas de langue, pousser le cul, les caisses et paquets de nerfs, poussant par monts et vaux, goûtant racines et le frais matin, mes tempes cressonnant de fatigue, se tenir affolé dans les franges, les lanières sifflant, ne faire qu’empirer le tournis, les saveurs maladives, lancer toupie de tête ou s’il faut l’épingler, calmer la chose, la caler, méthodique, l’objectiver s’il se peut, puis chasser l’eau du bain pour la beauté roulant d’herbe et de crasse, d’écume, de cheveux sur la bonde, la grande gueule grasse et noire du siphon… »
          Donné dès le début, le ton ne variera plus. Le lecteur pénètre ainsi dans un bric-à-brac de sensations et d’objets livrés à leur inanité provisoire, la vie, la mort, une espèce de souffrance toujours réitérée, et des oiseaux, et des nuages s’immolant à l’intérieur de phrases plus ou moins imprégnées de salive, les tâches quotidiennes, triviales, tondre la pelouse, faire la vaisselle tandis qu’un merle chante, s’immisçant entre les lignes, si bien que c’est l’enfant peu à peu qui s’éveille, mutilé, désemparé plutôt, barquettes de frites, sauce tomate, souvenirs de jeux sur le sable.
          Bien sûr, l’écriture ne se contente pas de charrier les éléments qu’elle dépose parfois au bord de la page. Elle hésite. Se cherche. Revient sur ses pas ou, plus exactement, s’inscrit de manière sismographique à même la durée qui s’écoule sous les phares de l’automobile lancée sur un chemin maintenant, le langage, contraint, caillouteux, harassé, caressé, déroulant ses anneaux autour de ce que l’auteur, peintre en butte au désarroi de peindre, espère pouvoir enfin assouvir à force de solliciter la matière presque purulente qu’il travaille dans son atelier. Le bleu l’étreint. L’envahit. Il ne sait plus comment s’en défaire, emprunterait-il à l’art cinématographique la découpe ou le montage qui permettent d’embraser les couleurs et « d’écoper le temps ». Tout s’invente. Tout s’égare. « L’inquiétude déplace dans la vie ce qui déjà n’est plus la vie ».
          Road-movie, tableau de bord verdâtre, ou rouge, saccades, masses de mots rompus de fatigue, il semble qu’une voix seconde crie : « on tourne », et que les lieux, les paysages mêlés à la trame narrative (falaises, Italie, rivages) s’inscrivent dans une série de toiles inachevées, qu’il fait chaud, qu’il pleut, que le sommeil n’est plus qu’une molle tenture criblée d’étoiles indifférentes, les mots qui se répètent, ricochent ou se déforment à la surface des pages, « magnolia » par exemple, qui « ne sait rien de ses fleurs mais tout de moi », s’avouant pareils à des paquets de Gauloises froissés gisant depuis des lustres dans la broussaille.
          Ça et là, des images. Des carcasses avides, amputées.
          Les phrases s’y greffent. Naissent de cette désincarnation du visible pour mieux se repaître de sa plasticité.
          La lenteur s’en affole ou, « prise de vue » brusque, tremblante, n’est elle-même que ce déferlement, cette effraction ponctuée de remarques banales et de déchirures. Des lambeaux pendent aux branches du livre, poème d’Alejandra Pizarnik, de Stéphane Mallarmé, l’acte pictural, sans cesse reporté, sans cesse aboli, ne hantant plus que par effacement ce « portrait d’une disparition ». Selfie, Dupuy n’a pas tort. À condition de considérer peut-être le geste comme une tentation et un exorcisme, une façon de vivre donc, ou de survivre, de « s’accommoder à son propre désastre » et, tessons de verre, baiser furtifs sur la joue d’une fillette endormie, chutes, rebonds, bûches dans la cheminée, lait qui bout, téléphone, d’accepter au sein de son refus la difficulté de toute existence, à bout portant.

 

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