Chiffreurs et Bousingos de Alexandre Prieux par Lionel Bourg

Les Parutions

20 mars
2022

Chiffreurs et Bousingos de Alexandre Prieux par Lionel Bourg

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Chiffreurs et Bousingos de Alexandre Prieux

Entre une première page qui s’ouvre sur une espèce d’atteinte aux bonnes mœurs culturelles (« Je définis l’Histoire comme le choc des hommes, des idées et des armes. Tant mieux s’il s’agit d’une définition romantique ; car nul n’a mieux compris l’Histoire que le Romantisme, et si ce mouvement n’a pas réussi à en forcer le sens, il reste le seul à pouvoir nous rappeler sa couleur. »), entre cette page, donc, qui s’offre rapidement aux témoignages de Théophile Gautier, le rouge de son célèbre gilet n’étant bien sûr que d’insolence, pas de sang, pas même d’expression strictement politique, et les lignes qui, le résumant, referment l’ouvrage tout en prolongeant la portée (« […] vue d’assez loin, vue d’aujourd’hui, la traîne majestueuse du Romantisme [apparaît]  toujours plus comme la crête colorée et postiche de la bourgeoisie. Nul doute qu’une si fâcheuse apparence, qu’elle relève ou non d’une illusion de perspective, ne signe l’échec esthétique du Romantisme. Il est de haute justice, toutefois, que cet échec soit aussi le secret de sa fortune historique. Ses couleurs qui, parce qu’elles se voient de loin, le désignent et le perdent dans le siècle, sont aussi celles qui sauvent le Romantisme dans l’Histoire, où leur éclat perdure en dépit de toute science historique. Et c’est ainsi vers elles que se retourneront toujours ceux qui cherchent, dans la brève nuit humaine, les traces brûlantes de l’idéal. »), entre ces deux paragraphes, assez explicites pour ne pas avoir à les commenter, Alexandre Prieux déploie l’incisive dialectique unissant contradictoirement les Chiffreurs, entendez les bourgeois, gris, gras, poussiéreux, reconnaissables à leur luisante calvitie, et les Bousingos, frange échevelée de la Bohème républicaine dont un Philothée O’Neddy ne serait pas seulement le raté magnifique.

D’une tenue devenue rare de nos jours, l’ouvrage explore, investit les contraires, mettant en jeu défis et complicités d’adversaires équivoques, la dissidence, ici, laquelle sera plus tard dadaïste puis surréaliste (Drieux en appelle à André Breton, « le plus grand et le dernier idéologue du Romantisme »), brûlant ses ailes d’oiseau miraculeux au maigre feu qui se consume dans l’âtre des Philistins.

Gautier sera le fil.

Des comparses l’escorteront mais l’essentiel restera de montrer en quoi, comment, pour quelle raison sournoise, dans le « combat sacré de l’Art contre la Boutique », l’épicerie se pare quoi qu’il advienne des plumes du paon ou du phénix que des boursicoteurs, seraient-ils campés en corsaires par Balzac, aiment à rouler dans la cendre.

Rien de confus, rien de conventionnel dans ce livre.

Il s’agit bien plutôt d’investir le lieu, le temps aussi, où l’on danse avec les chiens, la peur au ventre parfois mais comme invinciblement embrasés par le désir d’en finir avec Joseph Prudhomme (monsieur Homais, Bouvard, Pécuchet…), et puisque les uns et les autres se tiennent par la barbichette, la coiffure, le chapeau lustré de crasse, les pans de la redingote, nul ne fera jamais que le brasier s’apaise quand la flamme brille encore dans les yeux d’une folle jeunesse.

S’il convoque Hegel, ou Marx, quitte à les renvoyer à leurs boussoles détraquées (l’on comprend pourtant, toute téléologie comme tout messianisme bannis, qu’ils font partie des bagages), Alexandre Prieux n’oublie ni Victor Hugo, colossal (le « trait »  de Barbey d’Aurevilly lorsque l’auteur de Notre-Dame de Paris fut élu à l’Académie française, revient opportunément sous sa plume : « La racine d’un chêne n’est pas de taille à tenir dans un vieux pot à cornichons. »), ni les traîne-savates de la littérature, les « frénétiques » et les adeptes du Romantisme noir chers à Jean-Luc Steinmetz, s’opposant au passage à une certaine mode, laquelle s’avère prête toujours à sacraliser les déviants (« Qu’as-tu laissé, Pétrus Borel ? », s’exclame-t-il, soulignant que « la caricature est bien le châtiment du paroxysme », d’une commune atmosphère peut-être, « de désœuvrement, de crânerie, de frivolité hargneuse et de tapage nocturne », Borel, le lycanthrope, ressemblant en somme à « un cousin gominé de don Quichotte, grimé dans les coulisses d’un théâtre romantique. »).

C’est dire qu’on ne trouve pas une once de démagogie, voire d’opportunisme littéraire dans cette étude écrite, je le répète, avec une intelligence et une élégance stylistique dont la rigoureuse beauté ne peuvent que ravir le lecteur. En outre, la chose n’est pas anodine, Alexandre Prieux invite chacun à se replonger dans les souvenirs de Gautier, les déambulations de Baudelaire et les analyses de Walter Benjamin : il n’est guère de meilleure compagnie.

 

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