Menschen de Gérard Haller par Lionel Bourg

Les Parutions

12 déc.
2020

Menschen de Gérard Haller par Lionel Bourg

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Menschen de Gérad Haller

 

Il est des livres qui désarment.

Qui troublent ou émeuvent au point que le lecteur, en proie à des impressions inexprimables, se prend à répéter les mots qu’il vient de découvrir, cela seul, un mot, un nom, un lambeau de phrase comme issu du néant auquel des dieux mauvais condamnent les uns et les autres, ayant encore un sens là où tout devrait être enfoui sous sa propre poussière, mort, défait, désagrégé, l’espace même, premier, natal en somme, disparaissant en dépit de la beauté de certains paysages sitôt que l’on reconstitue, « dans soi », le meurtre au demeurant imprescriptible du temps.

Menschen est l’un de ces ouvrages.

En rendre compte, le commenter ou le réduire à je ne sais quelle mémoire éventrée, quel destin, terrible, lu dans les cendres qui furent des corps, et plus que des corps, plus que des âmes, la chair même de journées où des amants s’étaient unis sur l’herbe, jardin, pommier, peau bleue, quetsches blondes « et les vers déjà », les grillons, les alouettes, « oui et les fleurs oui / toujours d’accord on dirait offertes / au premier venu et les papillons / peints émus toujours qui allaient / de l’une à l’autre comme ça / repeupler la lumière », et les parents, l’éternité des âges badigeonnés d’innocence, les collines, le village, le lieu des fêtes ou des pluies si mélancoliques, l’automne, en rendre compte et, poudre, ou fragments, grains de sable collés aux paupières du bambin qui s’éveille, le donner à miroiter dans la nuit dont nous sortons à peine serait se rendre probablement complice des fossoyeurs.

On a tué.

On a voulu gommer, éliminer, exterminer toute trace d’existence rétive, d’hommes, de femmes et d’enfants que les maîtres d’un moment, des hommes eux aussi, adorateurs de divinités ou de légendes sacrificielles, firent tout pour abstraire de leur condition. Détruire, massivement assassiner des gens transportés dans des wagons de marchandise, les tondre, les dévêtir et les numéroter exigeant leur transformation en objets quelconques, des chiens, pas même, les bourreaux aimaient les bêtes, des stocks de cheveux, de dents en or, des guenilles, des lots ou des paquets à enfourner à bonne température, nécessité fit loi, de vils exécuteurs et des théoriciens de la « solution finale » unissant leurs talents pour les dépouiller de leurs titres : ces « choses » anonymes, innommables d’ailleurs, se mêleraient plus facilement à la chaux déversée sur des tombereaux de cadavres.

Dès lors, Gérard Haller les énumère, ces noms.

Ce sont ceux de morts « d’abord défigurés / dedans et dehors / rendus tuables / puis retués / un par un / et en masse / exhommés / exintimés », noms qui demandent à être portés, transmis, qui appellent, réclament d’impossibles secours. « Il faut partir de là », précise Haller. S’accrocher à ces mille syllabes si l’on espère encore. Psalmodier, ressasser la litanie qui semble ne pas devoir se clore, sorte de Kaddish, profane, religieux, ou de promesse que l’on s’obligera désormais à tenir, le souvenir n’étant pas en ce qui les concerne une simple pensée mais l’acte permettant d’envisager peut-être l’avenir.

Au fil des pages, deux parties se complètent. L’une, Heim, qui dit des visages, des vies, des enclos de clarté, les proches, des regards, la nudité du désir, s’articule à des « cartons » de type cinématographique, lesquels proposent des citations empruntées à Friedrich Hölderlin. Lisant, scrutant ces images, j’ai songé à celles que W.G. Sebald, d’une manière analogue, distribue dans ses récits. Un même chagrin, une même brume de tristesse et d’affections effilochées y président, qui me sont chères. La seconde, Menschen, se charge des noms qu’il faut coûte que coûte sauver afin de préserver « le sentiment d’appartenir à l’espèce », avait écrit Robert Antelme. Gérard Haller insiste :

les noms les namem
là-bas désâmés
les laisser faire
écho dans nous
revenir trembler

c’est peu
c’est le peu qu’il faut
pour recommencer

puis, sans que l’on parvienne à distinguer la douleur de son double contraire :

dire les noms
nous aussi aller d’un
à l’autre avec eux
et de chaque un vers
chaque autre ainsi
comme un à sauver
chaque fois
comme si c’était lui seul
maintenant le visage
retrouvé de toi

le livre, dont la syntaxe ne pouvait être neutre, la langue indemne de brûlure, ce livre où les noms encore et encore se succèdent, restant à jamais ouvert sur des points de suspension. Il n’y a poème qu’à ce prix.

 

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