La Cavalière, Nathalie Quintane (2) par Emilien Chesnot

Les Parutions

17 nov.
2021

La Cavalière, Nathalie Quintane (2) par Emilien Chesnot

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La Cavalière, Nathalie Quintane (2)

 

D’abord le titre. La Cavalière. Il semble dériver tout droit du nom de la protagoniste principale du livre, Nelly Cavallero. Mais il se pourrait qu’il trouve aussi son origine dans le parcours d’écriture de Nathalie Quintane ; l’un de ses premiers livres parus chez P.O.L en 1998 s’intitulait Jeanne Darc, et mettait déjà en scène une autre cavalière, « une fille trop inquiète et trop rude pour s’y tenir ». Puis il y eut Cavale, en 2006, dans lequel on croisait le personnage de Jeanne Hachette (qui aurait, nous apprend Wikipédia, « repoussé une attaque bourguignonne sur la ville de Beauvais avec une hachette, d’où le rang d’héroïne française auquel elle est souvent élevée »). Ce qui donne l’impression que Nelly Cavallero, « une acharnée de la vérité qui met le feu partout où elle passe », partage au moins une partie de sa génétique avec les deux Jeanne dont il a été question. Poursuivant le cycle consacré à l’Education Nationale entamé avec Un hamster à l’école et J’adore apprendre plein de choses (tous deux parus en 2021, respectivement à La Fabrique et aux éditions Hourra), La Cavalière reprise simultanément un motif bien plus ancien dans l’œuvre de Quintane, celui de l’héroïne française contrariée, partie en croisade contre. Après tout, Ca(b)allero ne donne pas directement en français « cavalière », mais plutôt « chevalier(e) ».

Nelly Cavallero fut professeure de philo dans la ville de D. au milieu des années 70. Et dès son arrivée, ça part assez mal : Nelly vient de Paris et porte une cape noire. « Avec son air de dire Je fais ce que je veux de mon cul, au milieu des tronches renfrognées », elle est jugée provocatrice. Elle manifeste son accord à la grève des lycéens, ses méthodes d’enseignement sont trop novatrices, et elle possède un « local à vocation collective » – bref, elle se retrouve au cœur d’un scandale qui aboutira à sa radiation de l’Education Nationale. Plus précisément, Nelly est accusée d’organiser des « partouzes » avec ses élèves, et est inculpée d’incitation de mineurs à la débauche. C’est une histoire vraie.

Ce que rappelle Nathalie Quintane, c’est que ces années-là (les années 70) furent aussi des années de réaction, et que le lieu qui cristallisa cette réaction s’appelle l’Education Nationale. Je cite : « C’est comme si, juste après Mai, deux convictions strictement opposées, dos à dos, avaient sauté pieds joints dans la place : d’un côté, ceux de Mai, persuadés que […] il fallait y aller à fond ; de l’autre, la contre-insurrection harnachée de néolibéralisme, persuadée que c’était le moment de remettre de l’ordre ». De nombreux enseignants (certains sont nommés dans le livre : Hélène, Françoise de Grenoble, et bien sûr Nelly) tentèrent, dans la vague de 68, de changer les logiques pédagogiques en vigueur – pour changer la société. Le mot d’ordre était alors : entrer dans l’institution pour la noyauter (je cite à nouveau : « Ce qui m’a surprise, quand j’ai commencé à réellement m’intéresser aux histoires et affaires de Françoise (de Grenoble) et de Nelly […] c’est leur manière d’y aller la fleur au fusil, hop là, à peine entrées dans l’institution, les voilà qui défouraillent tranquilles – avortement, contraception, discussion libre avec les élèves »). Mais l’institution finit (comme toujours) par tout digérer, ou par rejeter l’inassimilable (il y eut énormément de suspensions et de radiations à cette époque).

Ce qui amène donc Quintane à écrire : « ce texte aurait pu être écrit d’une contrariété. Une contrariété située, historique, dans un moment faible de l’Histoire (les institutions craignent et quand elles craignent, elles tapent). » C’est moi qui souligne le conditionnel. Le texte n’est donc pas, ou pas tout à fait né de cette « contrariété ». De quoi, alors, ce texte ? Pour répondre, je serais tenté de faire un détour par un autre livre, paru en 2016 chez P.O.L., intitulé Mathias et la Révolution. Son auteure, Leslie Kaplan, y transformait Paris en un huis-clos où quelques personnages se croisent sans cesse, comme par hasard, pour discuter (et au passage, amorcer) les conditions d’une nouvelle révolution. Son personnage principal, Mathias, dit ceci : « Je m’intéresse à la Révolution parce qu’elle a existé, […] voilà pourquoi. » De manière semblable, il se pourrait que Quintane se soit penchée sur cet événement (l’affaire Cavallero), non seulement parce qu’elle lui donnait l’occasion de donner à voir, à sentir, à entendre une époque particulière, mais encore parce que cette époque a existé. Ce qui n’est pas une vaine parole. Ça a existé, ça veut dire : c’est encore possible, le pire (et le meilleur) de cela. Précisément puisqu’alors, ce qui semblait impossible fut fait (la révolution, la réaction). Il n’est jamais vain de répéter, de se représenter, pour la faire sienne, cette idée.

La grande question que ce constat pose, (et elle est thématisée dans le livre) c’est celle de la distance, de la juste distance à adopter par rapport à une époque révolue, lorsque l’on essaye d’en rendre compte. C’est dit en de multiples endroits : « C’est si loin. Tellement une autre époque. » Ce qui implique, par ricochet, la même exigence de justesse, voire de juste empathie, dans le traitement de la parole et des documents que lui fournissent les témoins de l’affaire : l’un d’entre eux, Lélen, demande d’ailleurs frontalement : « Qu’est-ce que t’es venue foutre ici ? ». Dès lors, Quintane (qui elle-même, après Nelly, vient de Paris – ou presque – pour enseigner à D.) ne va plus cesser d’adapter la focale, de varier les angles, y compris dans le rendu des transcriptions (on est loin ici du procédé cut-up employé dans Les enfants vont bien), avec justification à la clef : « éplucher d’abord la presse de l’époque – une demi-douzaine de coupures, colonnes et pleines pages, entrefilets et titres choc datés de mars 1976. Je vous les livre, sans les corps spectaculaires, car ce travail n’est pas la reprise d’un scandale ni même celle d’un fait divers mais une mise à jour pour aujourd’hui. » Etant entendu que « C’est tout le propos de la littérature, de ne révéler ce qui peut l’être qu’au fur et à mesure et sans considérer l’opération comme une « révélation » d’ailleurs, mais plutôt comme l’excavation de choses sur lesquelles on tombe parce qu’elles vous tombent dessus. » Au passage, Quintane livre une exemplaire leçon d’éthique sur les implications (éthiques, donc – mais aussi politiques, humaines…) des choix formels qu’elle opère dans ce texte. Et force est de constater que la forme est juste (justesse et justice comprise) et empathique. À tel point qu’au bout du compte, ce seront eux, les protagonistes de l’histoire, les témoins réels de cette époque, qui auront le dernier mot (le pouvoir de corriger, de rectifier le compte-rendu des faits). Jamais, peut-être, Nathalie Quintane ne s’était montrée aussi tendre dans un livre. Tendre envers les gens de D., ceux qui ont connu Nelly, l’affaire et son cadre, tendre envers ce « moment de l’Histoire », mais tendre et concernée aussi envers l’idée toujours actuelle de révolution. Car « le contenu de la révolution, c’est le contenu de la vie des gens ». 

Je termine donc en citant ce passage de Mathias et la Révolution, texte qui peut très bien se (re)lire après avoir fini La Cavalière :

« Je m’intéresse à la Révolution parce qu’elle a existé, dit Mathias à voix haute, voilà pourquoi.

Un changement général et total de la société a eu lieu, il a été possible, continua Mathias.

Le régime féodal a été entièrement détruit, de ce point de vue il n’y a pas eu de retour en arrière. Et même si d’autres avancées, d’autres conquêtes, ont été remises en cause, les luttes, les mouvements, ont eu lieu.

Ça a eu lieu, redit Mathias. »

 

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