Luc Bénazet, La Masse forêt par Emilien Chesnot

Les Parutions

18 janv.
2023

Luc Bénazet, La Masse forêt par Emilien Chesnot

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Luc Bénazet, La Masse forêt

 

Ce texte a été prononcé lors d’une conversation publique autour de La Masse forêt de Luc Bénazet à la librairie l’Atelier, Paris XIXe, le 30 novembre 2022. Il a été légèrement retouché avant d’être publié ici :

 

Avant toute chose, je dois préciser qu’il est ardu de présenter un livre comme La Masse forêt, précisément parce qu’il est une masse : chacun de ses points se touche et communique avec tous les autres. Il faudrait tenir compte de cela dans une lecture détaillée de l’œuvre – ce que je n’ai pas la place de faire ici – et non pas chercher à lui imposer des divisions arbitraires, à séparer ses motifs de sa langue, et ses thèmes entre eux. Essayons néanmoins de clarifier quelques points.

 

  • La Masse forêt est un poème expérimental, composé de 6 parties, dont 4 sont en prose et 2 en vers, qui se tiennent de manière très cohérente : la structure ne paraît pas improvisée, mais élaborée de manière réfléchie – ou délibérée. De fait, on peut dire que la structure est en elle-même agissante : elle produit, à la lecture, un effet. À ceci il convient d’ajouter que ce « poème expérimental »  est formé de plusieurs matières très différentes : leur répartition court entre et parmi les chapitres. Il y a ainsi des passages-manifeste, ou pamphlétaires, où la langue est affirmative, affirmative jusqu’à l’étourdissement, mais aussi de la fiction, une farce politique... Enfin, des passages sont l’écriture de ce que Luc Bénazet appelle une « langue déglinguée », en vers atomisés, où les mots sont troués, et les lettres qui les constituent sont projetées hors d’eux sous l’effet d’une vitesse de frappe qui semble chercher, et provoquer, le lapsus (un peu comme dans certains textes du Mécrit de Denis Roche – Luc Bénazet a d’ailleurs intitulé son premier livre nÉcrit). L’une des questions qui anime l’ensemble pourrait être : « comment réduire à rien tous les langages de la domination ? » Ainsi, La Masse forêt traite, me semble-t-il, de la langue, compte tenu des rapports d’oppression dans lesquels elle est prise, qui en elle se manifestent et sont manifestes à chaque instant. Il s’agit autant de nommer ce qui est à détruire (« les respirateurs artificiels », soit la fiction d’une langue nationale unie, qui soutient la fiction d’une idée de nation), de proposer des fictions « vraies », que de susciter (des « faits de je », c’est-à-dire des initiatives personnelles d’écriture déviante sont à suivre, on l’espère) ou de saper le caractère déclaratif et normé des langages de la domination. Tout ceci progresse avec fermeté et cohérence, en accord avec la phrase d’Isidore Ducasse que Luc Bénazet citait déjà dans son premier livre : « le but de la poésie est la vérité pratique ». C'est-à-dire, peut-être, une vérité qui serait simplement ce que la phrase, le paragraphe, la structure produisent. Si, pour y arriver, il faut de la précision, les phrases de Luc Bénazet ne semblent pas être des assertions qui se suffisent à elles-mêmes (des aphorismes), et surtout, elles ne semblent pas vouloir obtenir de nous, lecteurs, que nous formions avec elles un rapport forcé – ni des autres phrases avec lesquelles elles font masse. Pour terminer cette brève – et incomplète – description du texte, je dirais que ce livre est violent, dans sa langue et dans ses fins, et qu’il est sciemment dirigé contre ce qui forme les rapports d’oppression dans la langue, et ces rapports eux-mêmes.

 

 

  • Mais je sens, pour aller plus loin et dire vraiment quelque chose de ce livre, et du rapport qui s’est noué entre lui et moi (ma lecture), que je dois avouer qu’il m’a été très difficile de le comprendre  : ma première lecture fut hachée, qui n’a pris sens qu’en recommençant le livre une seconde fois. Mais j’étais « tenu » par une excitation, comme si je n’avais d’autre choix que de poursuivre. Seuls, peut-être, les livres qui défont les habitudes de lecture provoquent cette excitation – celle qui découle du fait d’être rendu à notre liberté de lecteur, ou d’entrevoir une faille, du jeu, dans nos processus de lecture habituels. Si, comme je le disais, j’ai eu tant de mal à comprendre ce livre, c’est peut-être d’abord en raison de sa précision, qui est sans doute elle-même en rapport avec la manière dont Luc Bénazet envisage le style, « la question du style ». Plusieurs définitions ont été proposées concernant le style. L’une d’entre elles, l’une des plus connues (on la doit, je crois, à Léo Spitzer) dit que le style est l’écart entre l’usage courant, ou ordinaire, d’une langue, et son usage littéraire. Est style ce qui ferait « exception à la norme linguistique », ce qui suppose que l’on puisse caractériser ce qu’est cette norme, et qu’il y en ait une. Or, si Luc Bénazet s’attaque à la fiction d’une langue nationale unie, c’est aussi dans le but de dé-naturaliser l’idée d’une norme qui en découlerait. Le style serait, dans l’usage classique qui est fait de ce concept, l’art de s’exprimer de la meilleure manière, d’une façon inventive et qui distingue celui qui parle la langue stylée. Il me semble tout d’abord que Luc Bénazet ne dit pas les choses de la meilleure manière, mais de la seule possible – étant donné ce qu’il a à dire, compte tenu également de la position d’énonciation qui est la sienne, ce qui voudrait dire que cette « seule manière » possible est seule parmi d’autres « seules manières ». Luc Bénazet n’écrit donc pas « en style ». Concrètement, la précision extrême de son écriture rend les légères substitutions que nous avons, nous lecteurs, l’habitude d’opérer quand nous lisons, impossibles. « On appelle enfant qui ne parle pas » n’est pas une phrase elliptique, car elle ne veut pas dire « On appelle enfant celui qui ne parle pas ». Il n’y a donc pas ici, à proprement parler, de « figure de style ». « Après que nous avons appris à parler, la vie durant, qui ne parle pas, l’enfant, nous est extérieur » ne dit pas la même chose que « après que nous avons appris à parler, la vie durant, l’enfant, qui ne parle pas, nous est extérieur » (j’avais lors de ma première lecture instinctivement opéré la substitution pour sauver un sens qui me restait sinon partiellement opaque). C’est-à-dire que la phrase n’est pas organisée selon les mêmes rapports de rection : dans un cas, « qui » est sujet, et dans l’autre pronom relatif – et il y aurait beaucoup, sans doute, à gagner à faire de La Masse forêt une lecture selon ses relations syntaxiques (relations et non rapports) qui donnent la sensation d’une très grande liberté, en raison justement d’une grande « tenue », d’une grande précision. Cette précision est, je l’ai dit, vectrice d’opacité : elle est aussi foncièrement désaffublante, je dirais simplement et trivialement que Luc Bénazet « ne fait pas le malin ». Une dernière chose : ce que j’ai compris en lisant ce livre, je ne suis capable de me le remémorer qu’une fois le livre réouvert, ou en écrivant à propos de lui : sinon, j’oublie, en permanence, pratiquement tout de lui. On peut donc le relire sans cesse. Ce qui me fait dire que s’il est affirmatif, il n’est pas « déclaratif » ou « didactique » (il ne s’agit nullement d’un essai ou d’une thèse). Peut-être faut-il envisager qu’une phrase, passé un certain degré d’affirmation, d’ « affirmativité » pourrait-on dire, ne peut plus se constituer en déclaration ou en explication.

 

Pour conclure, je citerai cette phrase de Marcelin Pleynet, prononcée lors d’un entretien accordé à Serge Fauchereau sur France Culture en 1978 : « il y a des livres, il y a des langues qui existent, et qui supposent une structure sociale et une société toutes différentes de celles qui accueillent ces livres ». La Masse forêt est, à n’en pas douter, de ces livres-là.

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