Le Brouillon général de Novalis par Christian Désagulier

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13 oct.
2015

Le Brouillon général de Novalis par Christian Désagulier

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Brûle ce que tu as adoré


 

Si le monde est un barreau de ciel doux, les veines de Novalis induisent un champ poétique au milieu duquel, toutes les possibilités de savoirs, toutes les actions en puissance, toutes les espérances broutées et ruminées produisent un lait que Novalis recueille aux mamelles prolifiques de Philosophie..


Il y a quelque chose qui cloche, qui perturbe le champ poétique, fait perdre tous les Nord. Sinon pourquoi un tel ouvrage désordonné - c'est un Brouillon - tissu de contradictions - ce n'est pas une raison, ce faisceau de vecteurs inconséquents au point d'énonciation : fascinante incohérence..


412. PHILOSOPHIE. Le principe authentique de la vraie philosophie doit être celui - qui donne la santé - libre, joyeux, jeune - puissant, intelligent et bon.


342. ... La philosophie est la prose. Ses consonnes. Une philosophie lointaine sonne comme de la poésie - parce que chaque appel dans le lointain devient voyelles... Dans la distance tout devient poésie - poème. Actio in distans. Montagnes lointaines, hommes lointains, événements lointains, etc., tout cela deviendra romantique, quod item est - de là vient notre nature poétique primitive. Poésie de la nuit et du crépuscule.


Oui, c'est bien cela. La vraie philosophie est un mot d'origine lointaine, est coulées de sang aux flancs intra-veinés des roseaux de la pensée. Lait trait à la paille et sang mêlés au sol comme chez les Peuls qui le lui rendent..


Poète à se cogner le front à bosse, à tousser du sang, se masturber à blanc pour faire philosophe (ce que le philosophe ne peut pas, ne sait pas quoi faire de ses mains, n'a que ses méninges pour faire poète..)


Comme on voit des animaux fabuleux dans les nuages à modeler, on peut tout voir dans les figures que dessinent la limaille des fragments éparpillés au Brouillon..


Au-delà des simples oppositions (la prose/la poésie, le conte/le roman, les consonnes/les voyelles, etc...), où la question du poème - sa matière et ses procédés - le poème en tant que poésie appliquée au langage, à l'allemande grammaire qui place le détonateur en bout de chaîne mnémotechnique ? Quid de la langue imaginaire en tant qu'elle porterait sa part de réel et de racine négative ?.


Que se passe-t-il quand on pense avec son corps, sa colonne vertébrale, son cerveau reptilien : a-t-on des pensées sans queue ni tête ?.


Sensualité, excitabilité, volupté, tés qui ne cessent de revenir, à tous bouts de fragments - ivresse, plaisir, jouissance au frottis érectile de la langue : amour.


(49.) PSYCHOLOGIE. L'amour est le but final de l'histoire du monde - l'Un de l'univers.


 Un-vers..


(79.) ENCYCLOPEDISTIQUE. La théorie de l'amour est la science suprême - la science de la nature - ou la nature de la science...


Le Brouillon est une mine comme de sel que dirigea l'ingénieur Novalis, celle dans laquelle descend Henri d'Ofterdingen, le héros benêt d'un roman inachevé..


Ces mines que Novalis étudiaient, l'esprit encore polarisé du récent décès de Sophie, sa fiancée de seize ans dont il s'amouracha quand elle en avait douze - cela devrait nous faire tomber en arrêt comme quand cette foudre dantesque lui tomba dessus..


409. PHYSIOLOGIE. Beaucoup de stimulus interne- Beaucoup de sensibilité. Beaucoup de stimulus externe, beaucoup d'excitabilité... Le sperme (Samen) est un aliment et un excitant pour la femme, en remplacement des menstrues (Menstrua). Au sens propre, l'homme vit donc véritablement pour la femme et avec elle.

La femme serait-elle plus sensible, l'homme plus stimulable ?


918. Ressemblances entre les maladies - Chaque organe peut avoir presque toutes les maladies d'autres organes... (Ressemblance entre les muqueuses et le sperme - même odeur dans la catarrhe - de la bile et de la salive. De l'urine et de la matière de transpiration, etc.) (Le cerveau ressemble aux testicules.)


En écrivant ses Hymnes à la Nuit, il a encore à l'oreille les cris de douleurs de Sophie aux coups à l'estomac de la mort qui veut entrer..


Bien comprendre que "philosophie", leitmotiv du Brouillon, s'entend "amour de Sophie", travail de cautérisation du deuil par consignation des flashs mémoriels..


Le problème d'un texte, le Brouillon général, qui pose en prima la poésie à la philosophie sauf qu'il traite de poésie prosaïquement - sans qu'il soit jamais poétique, c'est à dire sans que jamais le soucis du dire soit pris en charge auto-référentiellement, en tous cas pas dans les traductions jusqu'ici produites en français, celle d'O. Schefer incluse..

 Idem, s'agissant du grand poème des Hymnes à la Nuit - dont toutes se mordaient la langue jusqu'au sectionner à la racine et butaient sur les évangiles à prendre en charge son dire cosmique dans l'ignorance que leur auteur était aussi celui du Brouillon général. Traductions qui semblaient parler à la grille du confessionnal au lieu que de gorge et de ventre, se méprenant sur cette voix  parfois aussi, voilée et déchirée aux psychotropes de secours, comme on l'entend si l'on veut bien.

 Ceci jusqu'à ce que deux essais de traduction montés en parallèle cherchant à capter cette voix là, prennent leur distance avec le terre à terre religieux et tentent de rendre à Novalis ce qui fait sa marque, cette intellect charnel, cet érotisme spirituel informé des sciences de la terre, de la vie et de la mort..

 Quel être vivant, / doué de tous ses sens, / ne l’aimerait-il pas au-delà même / de l’inconcevable / espace qui tout englobe – / la Lumière faite joie / d’ondes et de rayons, / ses couleurs, / doux présents – / l’associée du jour. / De la vie / le noyau primordial / c’est Elle que respirent / les constellations géantes / qui nagent infatigablement / dans l’océan bleuté, / que les pierres précieuses imitent, / et les plantes stoïques / et les animaux / protéiformes – / l’Impulsive / que l’air et les nuages / diffractent / qui remplit de sens / au-delà de tout / les yeux étranges / de ce marcheur dans l’espace / et fait que / vibre son chant...

L’effroyable – / l’exquise solution / du bouquet de seigle extraite – / goutte à goutte / l’acide à rendre gris / alourdit les ailes. / Et cela crée une joie / sombre indicible – / en secret Tu es / la joie ce nous puni au coin du ciel. / Triste et puérile / devient la Lumière, / bariolés ses objets – / fertile et heureux / ce départ / à l’extinction du jour. / Ainsi donc et partout / cet assombrissement / nous détourne de Celle, / qui parsème / l’espace continu / de graines de lumière – : de la semeuse de balises / constellant de bras ouverts / le chemin sidérant du retour. / Plus célestes que les étoiles / à vision plus lointaine / sont ces yeux / que la Nuit / a ouverts en nous. /... (1)


Les mots, combinaisons de lettres que le mathématicien voit comme autant d'inconnues qu'il faut d'équations à poser pour en résoudre la signification - comme autant de mots pour qu'une solution, de mots encore à n inconnues, soient reposés : le langage accroît davantage l'énigme du monde qu'il ne tend à la résoudre..


334. Chaque mot n'est pas un mot parfait. Les mots sont en parties des voyelles - en parties des consonnes - des mots valables par eux-mêmes et ensemble.

Application aux constructions de la science.

Propositions (voyelles) et sciences substantielles - propositions (consonnes) et sciences accidentelles.

Substantifs, verbes, etc.


On peut chercher furieusement à bout de doigts et stéthoscopiquement la combinaison (méthode douce), le poétique des fragments demeure recélé quand le poème attaquerait directement à la flamme bleue de fleur la paroi blindée du langage, au dard chuchotant du bout de la langue, fonderait en un la pluralité des mots (méthode dure..)


762. Peu d'hommes sont des hommes - c'est pourquoi les droits de l'homme ont été établis de manière extrêmement indécente, comme s'ils existaient réellement. Soyez des hommes et les droits de l'homme vous reviendront d'eux-mêmes.


Il ne faut pas se mentir, les idées politiques de Novalis sont discutables, parfois détestablement naïves : la naïveté est-elle une circonstance atténuante ? Des vœux de monarque de droit divin - tel que celui qu'en France on vient juste d'étêter - unificateur de cette Germanie aux innombrables potentats, qui incarnerait indiscutablement le tout, la totalité, le totalisant : un totalitaire ?.


397. ECONOMIE DE L'ETAT : Pour économiser le bois - cuisines collectives - habitations collectives. Contrôle policier de l'ameublement et du mobilier. Toute l'économie étatique pourrait être poursuivie à grande échelle.


L'encyclopédie projetée par Novalis, la bible de tout le connaissable selon sa méthode - poétique - ne traite pas d'économie terrestre mais de la céleste sur terre : économie sous sa plume, c'est faire des économies..


(234.) ROMANTISME - ... Dans le monde futur, tout est comme dans le monde d'autrefois - et pourtant tout est complètement différent. Le monde de l'avenir est le chaos rationnel - le chaos qui s'est lui-même traversé - en soi et hors de soi, le chaos (au carré) ou infini.

Le conte authentique doit être à la fois une présentation prophétique - une présentation idéale - une présentation absolument nécessaire. Le véritable conteur est un voyant de l'avenir.


Parfois on croirait lire les papiers du docteur Mabuse..


Confession, absolution, arrangements de prières au péché de penser sans dieu, puisque qu'il serait le tout insécable, insoluble, inexprimable autrement que par des tentatives où la poésie, qui est l'au-delà de tout - la lointaine - l'avalerait tout rond tandis que la prose - la philosophie - à vouloir l'entamer se casserait les dents..

Dénombrer, non pas ombrer, non le plonger dans l'ombre analogique mais le passer du jour à la nuit digitale, le mâcher de fleurs bleues dont le suc sauve ou met le cœur sur pause..


Et la traduction ? O. Schefer s'inscrit dans la lignée de ses prestigieux prédécesseurs, dans le souci de précision (scientifique) des termes et de l'ordre explosif d'écriture épigraphique..


Ainsi le Fragment 470 de l'édition Kluckhohn :


470. ARS LITTERARIA. Alles was ein Gelehrter thut, sagt, spricht, leidet, hört etc. muß ein artistisches, Technisches wissenschaftliches Produkt oder eine solche Operation seyn. Er spricht in Epigrammen, er agirt in einem Schauspiel, er ist Dialogist, er trägt Abh[andlungen] und Wissenschaften vor – er erzählt Anecdoten, Geschichte, Märchen, Romane, er empfindet poëtisch. (2)


Maurice de Gandillac (1966) : Tout ce que fait un savant, tout ce qu'il dit, exprime par des paroles, souffre, entend, etc., est nécessairement un produit technique, scientifique, ou une opération de cette sorte. Il parle en épigrammes, il agit dans une tragédie, il est dialoguiste, il présente des exposés et des sciences - il narre des anecdotes, des histoires, des contes, des romans, il éprouve des sentiments poétiques.


Armel Guerne (1975) : Tout ce que fait, dit, souffre, entend, etc., quelqu'un d'instruit, ne peut être qu'un produit ou une opération d'ordre artistique, scientifique et technique. Il s'exprime en épigrammes, agit dans un spectacle théâtral ; il est dialoguiste, il présente des thèses, expose des sciences ; il raconte des anecdotes, des histoires, des contes poétiques, des romans ; il est poète par la sensibilité.


O. Schefer (2000, 1ère éd.) : Tout ce que fait, dit, exprime, subit, entend, etc., un savant doit être un produit scientifique, artistique, technique ou une opération de ce genre. Il parle en épigrammes, il agit dans un drame, il est dialoguiste, il expose des traités et des sciences - raconte des anecdotes, des histoires, des contes, des romans, ressent de manière poétique.


Et cette nouvelle, objet de la seconde édition :

O. Schefer (2015) : Tout ce qu'un savant fait, dit, exprime, souffre, entend, etc., un savant doit être un produit artistique, technique et scientifique, ou une opération de ce genre. Il parle en épigrammes, il agit dans une pièce, il est dialoguiste, il expose des traités et des sciences - il raconte des anecdotes, des histoires, des contes, des romans, et ressent de manière poétique.(3)


Il y a trois façon de lire les fragments du Brouillon général : 1/ celle qu'O. Schefer a choisi, dans le désordre diachronique de leur rédaction des pensées de lever, juste avant que Novalis se rende à ses cours de géochimie ; 2/ de façon aléatoire, ce qui revient strictement au même ; 3/ par mots-clés au moyen de l'impeccable index, ce qui revient pratiquement au même..

 

 

 

(1) Hymne à la nuit, Chant 1, Trois Nuits/ Drei Nachte, Cyanpress (2010)

(2)On trouvera l'intégral du Brouillon sur le site de la bibliothèque Augustana de Augsburg : http://www.hs-augsburg.de/~harsch/germanica/Chronologie/19Jh/Novalis/nov_sbr1.html

(3) L'intéressante évocation de la vie du poète que vient de publier Frédéric Brun, au ton de paix qui tient la promesse de son titre Novalis et l'âme poétique du monde, Ed. Poesis (2015)

 

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