Le Requiem et autres poèmes choisis d'Anna Akhmatova par Éric Houser

Les Parutions

25 févr.
2015

Le Requiem et autres poèmes choisis d'Anna Akhmatova par Éric Houser

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    Henri Deluy a coutume de dire, à propos de poésie, qu’il n’y a pas « la poésie », mais seulement « des poèmes ». Cette formulation me fait penser à celle de Lacan à propos de « la » femme (La femme n’existe pas). Et la rencontre avec des poèmes, comme la rencontre avec des femmes (une ou plusieurs, là n’est pas la question), est toujours marquée du sceau de la contingence. Lorsqu’il s’agit, en plus, de la rencontre avec les textes d’une grande poète d’expression russe comme Anna Akhmatova, la contingence de la rencontre (des poèmes) se double de la contingence du choc, de la surprise d’une langue autre qui, si l’on ne la pratique pas (ni des lèvres, ni des dents), restera à jamais étrangère, et étrange. Ajoutez à cela le fait que les poèmes en question furent écrits dans une époque qui, à la fois proche dans le temps et irrémissiblement abolie, s’est en quelque sorte refermée sur elle-même, dans les douleurs de l’Histoire. Les rejetons poétiques de cette époque (qui englobe « les années les pires du stalinisme », ainsi que le rappelle HD), comme des comètes étincelantes dans la nuit la plus noire, ont acquis, du coup, un statut ambigu : ni tout à fait morts (on ne peut museler un écrit, si l’on peut assassiner ou anesthésier l’homme ou la femme qui est à son origine), ni tout à fait vivants (patrimonialisés, mythifiés, tant leur trace évoque le contexte atroce, tragique la plupart du temps, de leur production). Tout le mérite de la démarche traductrice d’Henri Deluy, porté qu’il est par l’amour généreux qu’il témoigne pour tous ces poètes (dont il dresse la liste au début de son Ouverture, pas moins de vingt noms, de Konstantin Balmont à Alexander Tvardovski, en passant par Alexander Blok, Marina Tsvétaïéva, Olga Bergholtz, Ossip Mandelstam et, donc, Anna Akhmatova), est de redonner de la vie, du souffle, aux poèmes. Ceux qui composent Le Requiem (titre éponyme) ont été composés entre 1909 et 1963. Certains d’entre eux sont magnifiques, certains un peu faibles (un jugement hâtif les décrirait comme presque mauvais, mais ce serait injuste car il manquerait le mouvement général). Il y a, toujours, une vibration, quelque chose de vivant, de tendu, de lumineux même dans les moments (un poème = un moment) les plus sombres. Le (relativement) grand poème (en plusieurs poèmes autonomes) qui donne son titre au livre, Le Requiem, est bouleversant. Le genre de texte que l’on peut s’imaginer se réciter, de préférence en russe, dans une geôle quelconque, dans un camp quel qu’il soit, ou cinq minutes avant d’être décapité, d’orange revêtu, par un fanatique de l’État Islamique sur une plage de Libye.

 VIII

 À la mort

 Tu viendras, de toute façon –

         Pourquoi pas maintenant ?

C’est trop difficile pour moi –

         Je t’attends.

J’ai éteint la lampe, je t’ai ouvert la porte.

À toi, si simple, si merveilleuse ;

Prends pour l’occasion, la forme

Que tu voudras ; Engouffre-toi

Comme un obus meurtrier, ou

À la légère, comme une canaille avisée,

Ou comme un virus –

         Le typhus.

Ou comme cette histoire

         Que tu as inventée,

Que nous connaissons tous jusqu’à la nausée,

Qui me fait revoir les chapkas bleues

Et aussi le gardien, blême de peur.

Maintenant, tout m’est égal.

         L’Iénisséi

Tourbillonne. L’étoile polaire

Brille. Et l’éclat bleu

Des yeux bien-aimés s’osbscurcit

D’une terreur dernière.

 

Maison de la Fontanka, été 1939

 

    Que ces poèmes aient été écrits des années après les événements, dans une remémoration brûlante qui abolit le temps, le bruit du temps, est vraiment remarquable.

Des poèmes d’amour, dans les années 1913-1914, me touchent par leur fougue, leur côté enfantin (cf. la photo d’Anna Akhmatova, page 19, son beau visage régulier, sa frange, sa posture altière). J’en citerai un seul, Séparation :

 

Le chemin devant moi,

En pente et vespéral.

Hier encore, amoureux,

Il suppliait : « N’oublie pas ».

Aujourd’hui, seuls les vents,

Le cri des bergers, et

Le mouvement des cèdres

Près des sources pures.

 

Saint-Pétersbourg, Printemps 1914

 

   Je ne résiste pas, enfin, au plaisir de citer une déclaration acméiste d’Anna Akhmatova (à la page 17 de cette édition), parce qu’elle est exemplaire d’une pensée de la poésie (du poème, plutôt, et dans le poème, du vers) qui n’a rien perdu de son tranchant, de sa justesse et de son actualité :

 Il faut que dans le vers chaque mot soit à la place, comme s’il y était déjà depuis mille ans, mais que le lecteur l’entende pour la première fois. C’est très difficile, mais quand on y parvient, les gens disent : « C’est de moi qu’il s’agit. C’est comme si c’était moi qui l’avais écrit. »

 Il faut remercier Henri Deluy pour ce qu’il nous permet de découvrir ou redécouvrir à travers un tel livre, ainsi que Laurent Cauwet qui le publie.

 

 

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