Lecteur d'empreintes digitales d'Ewa Lipska par Christophe Stolowicki

Les Parutions

17 juil.
2018

Lecteur d'empreintes digitales d'Ewa Lipska par Christophe Stolowicki

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Poésie pétrie de mots simples, matériels, chargés de scories, les roulant sur leur erre ainsi que ne font plus ronds d’ô les r de la langue polonaise. Mots premiers comme les couleurs de l’enfance zébrée de craquements. Poésie d’impasses, impairs et manques fondamentaux, à pleine bouche tordue imposant les mains d’un siècle manchot. Thérapeutique, non guérisseuse. Grave dans les aigus. Dérobant sa substance de nostalgie honnie qui mal y panse la blessure de naissance. Traquant la rime et l’allitération. Do utraty tchu traduit très justement par « À en perdre haleine » – en rejet de lyrisme réarmée depuis Gombrowicz, le Flaubert slave, une poésie récemment encore chevaleresque. Ewa Lipska ne chante pas le blues, épelle les triphtongues à pleines couches de mort-né – elle en 1945.

 

Du tsunami prénatal balayée, retournée, hérissée la mémoire. De table rase, rez-de-marée. Arasée aux petits oignons comme la casserole, comme le casse-rôle de poète en Pologne sous la botte russe. Camouflée « probablement » (m’a dit une de ses amies) une identité séculaire, de déguisement invétéré affiné un codage de résistance. Comme si Char était né à la poésie non la ferveur et le courage mais d’emblée l’amertume en bouche, celle alternant avec le savoir dans ses dernières années.

 

« Ne demande rien sur les Carthaginois. / Ils sont morts de peur » (La peur, 1985, poème que l’on retrouve dans L’homme pour débutants, recueil paru en traduction française en 2004). Poète en Pologne n’était pas une fonction honorifique. Pour devenir cette grande voix, syntagme désuet en France depuis la mort de Char, incarner la résistance à « Rome », l’unique objet d’un slave ressentiment, il a fallu à Lipska une bravoure qui à présent « sombre de plus en plus dans le stress. / La nuit il nous accable de questions. »  Que dans cette Pologne naguère et encore antisémite quoique judesrein (traduction exacte : nettoyée de ses juifs), la plupart se dissimulant comme elle, une ait su, de camouflage invétéré, de codage retors devenir poète national, est une performance qu’on ne peut assez saluer.

 

À présent par moments elle lève le masque : « par miracle rescapée / des roues des morts / elle est ce qu’elle ne devrait pas être » ; ou « nos fichiers virtuels des corps / [] dans les carnets d’adresses – des voisins », a omis la traductrice, inconsciemment pour édulcorer. Lipska se le permet car les temps ont changé. La poésie se rétracte à des « gouttes pour les yeux » ; une arithmétique calcule / la probabilité / d’un battement de cœur / exposant amour » ; les amants « de la mort recrachent / le noyau seulement » ; « l’aéroport [d’envol vers] le triangle des Bermudes [] envahi par la végétation » ; « au téléphone d’un coquillage marin / une rumeur électronique » ; l’internet « menue monnaie de souillure ». Dans cette Pologne consumériste lectrice d’empreintes digitales, l’amertume native de l’auteur se dédouble de désenchantement.  

 

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