LECTURES de Laurent Albarracin par Pierre Vinclair

Les Parutions

29 août
2020

LECTURES de Laurent Albarracin par Pierre Vinclair

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LECTURES de Laurent Albarracin

Qu’est-ce que la critique littéraire ? On peut schématiquement distinguer 1. la critique des lecteurs partageant des coups de cœur ; 2. celle des prescripteurs, aiguillant le grand public vers les marchandises ; 3. celle des contrôleurs qualité, évaluant des produits culturels ; 4. celle des savants, cherchant dans les œuvres à confirmer ou raffiner leurs conceptions de la littérature ; 5. celle des philosophes, en quête d’une incarnation pour leurs squelettes conceptuels ; 6. celle des pairs, la plus courante dans le monde de la poésie, qu’on peut à nouveau diviser en deux types : 6a. la louange truquée (qui ne fait mine de relever de l’une des cinq précédentes que pour mieux épauler la promotion d’un camarade) et 6b. Mais qu’est-ce que 6b. ?

« Pour ne point trop savoir ce qu’est la poésie — mes rapports avec elle sont incertains — par contre, d’une de ces figues sèches… », écrivait Francis Ponge dans les truculentes variations publiées dans Comment une figue de paroles et pourquoi. Les lecteurs sont au fait de leurs propres goûts, les prescripteurs connaissent le marché, les contrôleurs qualité ont un cahier des charges précis, les savants savent leur savoir à la perfection et les philosophes, ah ! les philosophes… ! Il n’en reste pas moins que les poètes, comme l’annonce Laurent Albarracin au seuil de Lectures, sont quant à eux, par rapport à cette masse ubuesque de savoir, pathétiquement démunis : « Nous ne savons pas ce qu’est la poésie. » (p. 8)

6b. naît d’une posture d’humilité : ne sachant pas ce qu’est la poésie, je regarde ce que m’en dit ce livre-ci. Cela ne signifie pas qu’Albarracin soit démuni, qu’il attende d’un recueil quelque enseignement unilatéral. Lui-même poète, il a sa manière de faire, ses intérêts, ses thèmes, ses opérations — sa pratique de la poésie. Le livre d’autrui n’est pour lui ni un maître, ni une marchandise : c’est plutôt un camarade avec lequel dialoguer ou dans l’amitié duquel penser — dont on reconnaît et dont on respecte la singularité. Car s’il faut tout de même définir, minimalement, la poésie, ce serait une pensée irréductiblement singulière, ne s’opérant pas avec les instruments communs. C’est pourquoi Albarracin est très attentif aux gestes du poème (même les plus insignifiants a priori), qu’il décrit avec autant de précision que possible : l’effet de la coupe chez Jean-Paul Michel (p. 82), celui de la disposition des vers chez Christian Ducos (p. 87), celui de la syntaxe chez Christian Hubin (p. 230) ou la signification des racines indo-européennes pour les mots d’Alice Massénat (p. 159).

Or, il en est parmi ces gestes un qui retient particulièrement son attention : « tout se passe comme si la pensée travaillait à dresser l’obstacle infranchissable contre lequel elle vient buter et se ruiner. » (p. 24) Albarracin tire même de cette lecture de François Jacqmin en 2005 une matrice qui lui permettra d’aborder plusieurs autres œuvres. Il s’agit en effet dans le poème (écrit-il à propos de Christian Ducos) de « se situer autant dans les vertiges de la pensée que dans l’adhésion au monde, en appeler à une exigence qui est avant tout un renoncement aux prétentions de l’intellect, à une rigueur qui est d’abord un lâcher prise. » (p. 88) Ainsi, si la poésie pense, elle pense ce qu’elle pense d’une manière empêchée, contrecarrée, entravée (auto-entravée) — et donc dans le « retrait », voire le « renoncement » (écrit-il p. 126 à propos de Serge Núñez Tolin).

La prose souple et mélodieuse d’Albarracin, dès lors, apparaît comme une chair verbale positive et articulée, pour incarner selon les lois noétiques courantes les opérations sauvages de la pensée contrariée et fugace du poème — qui ne se laisse voir qu’en creux et négativement ou, comme disait l’autre, « en énigme et en miroir ». La critique se fait ainsi l’art du discours indirect libre : « Le monde est infini parce qu’il est regardé. Penser le monde, c’est constater par les yeux qu’il est le monde, c’est en somme l’entraîner dans un cercle vertueux que nous déclenchons en ouvrant les paupières. » (p. 78). Qui parle ici ? Est-ce Albarracin, ou Ana Tot (qu’il est en train de lire) ? L’un et l’autre, ni l’un ni l’autre : c’est leur dialogue qui produit cette idée sur le monde — sur la manière dont le pense la poésie. La prose y gagne un aperçu — qui n’a pas de prix — sur une opération de pensée idiosyncrasique ; le poème qui risquait l’autisme trouve quant à lui un delta inespéré vers le monde commun ; et le critique, arracheur de dents en or élégant et brutal, peut ajouter ce butin à sa propre mâchoire.

 

 

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