Eleni Sikelianos, Ce que j'ai connu par Pierre Vinclair

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12 janv.
2023

Eleni Sikelianos, Ce que j'ai connu par Pierre Vinclair

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Eleni Sikelianos, Ce que j'ai connu

            « La poésie, avance Eleni Sikelianos dans la note qui clôt Ce que j’ai connu, est une manière secrète de connaître. Un livre de poésie est sa propre maison de connaissance privée et une grande partie du plaisir dérive du fait que le poète t’invite dans sa chambre-poème pour une séance privée, intime, où seul•es vous deux (toi et le poème, avec la poète planant comme un fantôme à l’extérieur de la pièce) construisez le sens. » (p. 79) Puisque l’on nous invite à une forme d’intimité, je ne me cacherai pas derrière mon petit « on » : je dirai je. Que se passe-t-il donc lorsque, assis à une petite table, ronde, de la bibliothèque « de Rolle et environs » (il est de bon ton que chacun dise où il est, au moment de se rencontrer dans cette chambre qui nous déterritorialise), j’entre dans le poème ?

            J’ai tout de suite le sentiment mêlé d’une familiarité et d’une étrangeté. Familiarité, parce que l’autrice m’aide à la localiser elle aussi : « D’abord je raconte ce que j'ai connu au Texas » (p. 8) ; étrangeté, parce que se succèdent sans liaison, passant les uns après les autres comme des oiseaux dans la volière du poème, lieux, citations, images, visions, une immense asyndète. Familiarité de nouveau, car dans cette succession de notations, je m’accroche à une branche : en lisant « Maintenant la scène est Athabascane… » (p. 10), je pense aux déplacements d'Apollinaire dans « Zone » : « Te voici à Marseille au milieu des Pastèques / Te voici à Coblence à l’hôtel du Géant, etc. » Puisqu’on m’a invité à construire le sens avec le poème, et que pour construire le sens, il faut des prises (comme pour tricoter un chandail souple on a besoin d’aiguilles bien rigides) je choisis celle-ci.

            Si je ne m’abuse, « Zone » a été publié en 1913, et Ce que j’ai connu écrit en 2013 : cela pourrait être un anniversaire, que l’on fête, dans cette chambre. D’autant que, p. 53 (toujours à la bibliothèque « de Rolle et environs »), je lis : « comme Guillaume Apollinaire », et plus tard, p. 70 (me voici dans mon salon, sur le même gros fauteuil bleu-vert sur lequel j’ai passé l’essentiel du confinement il y a deux ans — alors localisé à 1000 kms de sa position actuelle) : « ainsi ai-je vu dans la Zone Expérimentale […] ».

            Le rapport à « Zone », puisque je tire ce fil, est plus compliqué qu’il n’y paraît cependant : il ne s’agit pas simplement d’un hommage, moins encore d’une mise à jour. Car le poème d’Apollinaire, avec sa lassitude du monde ancien et sa célébration des automobiles, des avions, des affiches et des journaux, s’inscrivait dans un modernisme optimiste, amusé, et bon enfant, que le poème de Sikelianos, aussi moderniste soit-il dans sa forme, ne partage plus tout à fait. On retrouve bien les journaux, avec les titres du New York Times qui rythment l’avancée du poème, mais ils n’annoncent presque que des catastrophes ; quant aux nouveaux moyens de locomotion, « nous sommes arrivé.es ici par avion monomoteur »  (p. 65), ils sont contrôlés par d’autres types de machines, plus modernes encore : « l’ordinateur sait où nous déposer » (p. 65). Dans le face à face avec l’ordinateur se situe l’un des drames principaux de Ce que j’ai connu.

            Il y a un monde — ce monde est plein de lieux que l’on traverse, depuis où l’on écrit ou lit, où se passent des événements qui nous parviennent, directement ou par les journaux : la scène de tout ce qui arrive et que l’on peut connaître. C’est là que s’affrontent le savoir du poème et celui de l’ordinateur. Le poème, d’un côté, accomplit sa mission de recueillir « ce que l’on apprend et comment on l’apprend / et ici j’empile tout ce que je ne sais pas ou ne saurai jamais » (p. 21). Tous les éléments du savoir et du non-savoir peuvent faire l’objet d’une notation : « Dans cette maison / “Je vais marcher sur du bacon” / — Eva, 7 ans, 12:46, jeudi 28 mars 2013, debout sur le plan de travail / “Je rigole pas !” dit-elle quand je dis que je vais noter ça quelque part. » (p. 51) Recueillir ce que le monde nous offre, et trouver une forme à ces événements dans leur extrême bigarrure, pour les lui rendre via la chambre du poème : « dans l’espace public je polis mes mots je les publie / dans leur cacophonie, un mouvement / de langage qui va de l’extérieur vers l’intérieur, de l’intérieur vers l’extérieur // & l’espoir » (p. 61) La poésie se présente alors comme une manière de connaître « intime, ancienne, plus vieille et plus forte (si on s’en souvient) que n’importe quel moteur de recherche. » (p. 79) L’ordinateur, le moteur de recherches, les big datas, c’est-à-dire une manière de connaître qu’on pourrait définir, en retournant terme à terme la proposition précédente, comme impersonnelle et récente, n’apparaît plus en 2013 (selon l’optimisme peut-être naïf de 1913) comme le moyen d’une quelconque émancipation. Tout au contraire, le poème nous invite à y résister : « Laisseras-tu ce Réseau en savoir plus sur toi / que tu n’en sais toi-même ? » (p. 63)

            Au moment de ressortir de la chambre du poème, me voici derrière mon ordinateur, posé sur la table de la cuisine. J’ai utilisé, je l’avoue, plusieurs fois mon moteur de recherches : j’ai ainsi appris qu’Eleni Sikelianos avait traduit Jacques Roubaud en anglais, j’ai copié-collé depuis un site d’études littéraires deux vers de « Zone ». Je m’apprête à envoyer cette recension à Pierre Le Pillouër, pour qu’il la mette en ligne sur Sitaudis.fr, où pourront la lire les deux traducteurs, Lénaïg Cariou (avec qui j’ai échangé par e-mail avant qu’elle m’envoie le livre) et Camille Blanc du collectif Connexion Limitée, et peut-être Eleni Sikelianos elle-même. Le « capitalisme de surveillance », et les GAFAM qui en sont le bras armé, posent d’infinis problèmes politiques (et écologiques) ; nous parvenons tout de même à fabriquer nos nids, avec et dans cet environnement hostile. « J’ai écrit ce poème en 2013, avant qu’on apprenne que Cambridge Analytica et d’autres fantômes “amicaux’’ (des fantômes d’un autre type que ceux de la poésie) dirigeaient ou essayaient de diriger de larges parts de nos vies, conclut l’autrice en note. Si je l’avais écrit l’année dernière ou cette année, il aurait été beaucoup plus en colère, mais, je l’espère, tout de même plein de force, d’humour et d’espoir. » (p. 79).

 

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