La Pléiade, Poésie, poétique par Pierre Vinclair
Le travail éditorial, dans les livres de la Bibliothèque de la Pléiade, est très souvent érudit, enrichissant, intelligent ; mais parfois, il est davantage encore. C’est lorsque le volume ne se contente plus d’être un regroupement de textes, agrémenté de commentaires ou d’analyses paratextuelles, et qu’il devient une nouvelle forme. Je pense, par exemple, à la Pléiade Saint-John Perse, si largement composée par le poète lui-même, arrangeant sa biographie, s’inventant des correspondances, qu’on a pu parler d’entreprise d’autofiction — elle a fait l’objet d’un essai complet de Renée Ventresque, La Pléiade de Saint-John Perse : la poésie contre l’histoire (Classiques Garnier, 2011). Quoique Les Poètes de la Pléiade, paru cette année dans l’édition de Mireille Huchon (déjà responsable des récentes Œuvres complètes de Louise Labé) ne ressortit bien sûr pas à l’autofiction, le geste éditorial est si marqué, si tranquillement audacieux et si réjouissant, que l’intérêt du volume excède largement la somme des parties qui le composent.
On s’est beaucoup étonné, en 2021, que l’édition des Œuvres complètes de Louise Labé ait été confiée à une chercheuse ayant consacré deux ouvrages à démontrer que ces œuvres n’avaient en réalité pas été composées par cette autrice (mais par un groupe d’hommes). On comprend aujourd’hui, avec ce nouveau volume, qu’il y a dans le travail de Mireille Huchon, ou dans le duo qu’elle forme avec l’équipe de la Pléiade, quelque chose de borgesien : proposer les œuvres complètes d’une poétesse imaginaire ; faire entrer dans une collection à qui il a donné pourtant son nom un cénacle de poètes qui ne s’est jamais conçu comme un groupe. L’édition ne semble ainsi pas conçue ici comme le patient travail de valorisation d’un texte sacré, travail d’autant plus efficace qu’il est invisible, mais comme un geste radical — une performance éditoriale — qui nous le donne à voir dans un horizon radicalement nouveau. Je me limiterai à pointer quatre des partis pris de ce volume.
Il y a d’abord, bien sûr, la mise en abîme : les poètes de la Pléiade enfin dans la Pléiade ! Il y a peut-être quelque chose d’un peu potache dans ce choix, le fruit d’une illumination ou d’une discussion de fin de soirée (et ce serait réjouissant en tant que tel !), mais il permet de travailler des questions déterminantes : qu’est-ce que la réalité de la « Pléiade » ? Ce groupe était-il conscient comme groupe ? Les sept (ou neuf) poètes se lisaient-ils vraiment ? Se connaissaient-ils ? Leur style est-il proche, fait-il courant ou école ? Ou bien le label « Pléiade » n’est-il (comme tant d’autres objets inquestionnés de l’histoire et de l’histoire littéraire) qu’une reconstruction du XIXe siècle ? Et d’où vient qu’on attribue à ces poètes-ci une valeur particulière ?
Deuxième aspect, conséquence directe du premier : briser la clôture de l’œuvre individuelle. Contre le préjugé du poète génial (ici Ronsard, ou Du Bellay, ou encore Jodelle, dont on pourra se réjouir de lire ici la Cléopâtre captive, première tragédie à l'antique écrite en français), il s’agit d’abord de donner à lire les textes de plusieurs poètes, sans hiérarchisation, dans la continuité du temps historique. En tout, 51 plaquettes et recueils dont sont proposés des extraits. On commence avec les Œuvres poétiques de Jacques Peletier du Mans en 1547 et on finit avec le Cinqiesme livre des poèmes de Ronsard en 1560. Mais ce n’est pas tout : de même que des traductions côtoient des créations, différents poètes interviennent, s’invitent ou se répondent à l’intérieur d’un même recueil. Ainsi, les Œuvres poétiques de Peletier contiennent également des textes signés Pétrarque et Ronsard.
Troisième parti pris, celui d’associer la poétique à la poésie, et ce dès le titre du volume : dans « La Pléiade. Poésie, poétique », il faut lire que « La Pléiade » est l’auteur, et que « Poésie, poétique » est le titre. La Deffence, et illustration de la langue françoyse de Du Bellay, qui introduit L’Olive, est bien connue, mais il n’en va pas de même de L’Art poétique françois de Thomas Sébillet, ou de Philippique contre les poëtastres, et rimailleurs françois, de nostre temps de Jean Macer. On trouve ici la confirmation que la poésie au mitan du XVIe siècle répondait à des enjeux plus complexes que ne peut le donner l’idée d’une compétition entre sept poètes rivalisant de génie : le rapport aux rois et aux puissants, d’une part ; l’héritage stimulant des grecs et des romains d’autre part ; la manière de s’exprimer et d’écrire en français, enfin, justifient au moins trois fois que la poésie en jeu n’a rien de « pure ».
Quant à ce dernier problème, Mireille Huchon lui donne une incarnation par un autre parti pris : celui de conserver la graphie de l’original (à quelques exceptions près, dont elle rend compte). Ce qui, avant ouverture de l’ouvrage, pourrait laisser présager une lecture fastidieuse, ouvre au contraire l’une des dimensions les plus intéressantes, ludiques, même fascinantes du volume. C’est que ce choix répond moins à une forme de purisme, ou de snobisme, qu’il ne permet tout simplement de mettre en évidence non seulement les différences avec aujourd’hui, mais surtout les différences entre les auteurs de l’époque, l’orthographe française n’étant pas fixée en 1550 et les propositions des poètes contribuant précisément à aboutir à des conventions : « Des débats passionnés animent le milieu du XVIe siècle sur le statut de l’orthographe, écrit Mireille Huchon […]. Les auteurs, tant poètes que théoriciens, dont sont reproduits les textes dans la présente édition, sont des acteurs majeurs de la mise en forme de la langue. » (p. LVI) Laissons donc, pour finir, la parole à Jacques Peletier du Mans (dont les élégants « e » barrés donnent une présence bienvenue à ce terrible spectre qui hante la poésie française depuis le XVIe siècle : le « e » dit muet), avouant dans le deuxième livre de son Art poétique : « j'è etè cɇlui qui plus è voulù rimer curieusɇmant : e suis contant dɇ dirɇ, supęrsticieusɇmant. »