Patrick Voisin (dir.), Pour une poétique des villes-fleuves du monde ...   par Pierre Vinclair

Les Parutions

24 juin
2023

Patrick Voisin (dir.), Pour une poétique des villes-fleuves du monde ...   par Pierre Vinclair

  • Partager sur Facebook
Patrick Voisin (dir.), Pour une poétique des villes-fleuves du monde ...   

 

Pour une poétique des villes-fleuves du monde recueille les actes du colloque international « Orléans et villes-fleuves du monde au fil des siècles : histoire d’eau et d’art », organisé les 16 et 17 mars 2017 au musée des Beaux-Arts d’Orléans, actes précédés ici d’une riche et stimulante introduction problématique de Patrick Voisin,  intitulée « Prolégomènes à l’étude des villes-fleuves du monde sous le signe de zeugma ». L’auteur y justifie l’objet « ville-fleuve », c’est-à-dire « les relations entretenues par les villes et les fleuves » (p. 12), mais aussi son champ d’application mondial, puisque « les plus grands fleuves du monde sont inégalement parsemés de villes dont ils ont fait la richesse, en traversant plusieurs pays même » (p. 17), et enfin la méthode d’analyse prônée, entre géopoétique et écopoétique. « En effet, deux grands courants critiques modernes se partagent aujourd’hui l’étude des lieux joignant études géographiques et études littéraires : d’une part la géocritique de Bertrand Westphal, la géographie littéraire de Franco Moretti ou Michel Collot, ainsi que la géopoétique de Michel Deguy et Kenneth White ; d’autre part, l’écocritique d’Alain Suberchiot ainsi que l’écopoétique de Thomas Pughe et, au plus près de notre ouvrage, celle de Pierre Schoentjes. » (p. 26-27) Très schématiquement, le premier courant (plutôt français) s’intéresse à la manière dont l’espace influe sur les formes littéraires, tandis que le second (d’origine plutôt américaine) ferait travailler la littérature comme une manière de sensibiliser le lecteur aux dangers écologiques. L’ambition de Pour une poétique des villes-fleuves, plutôt que d’alimenter les guerres académiques, est au contraire de tracer un pont, ou de faire avancer de front les différentes perspectives, « puisque zeugma désigne en grec ancien le joug sous lequel avancent deux animaux de trait de même puissance pour un travail coordonné et efficace » (p. 27).

 

L’organisation des parties du volume est géographique : les articles concernent d’abord les « Villes-fleuves de France », puis celles « d’Europe », puis « d’Afrique », « d’Amérique », d’Asie », et enfin les « Villes-fleuves du monde en dialogue ». Si leur nombre interdit de rentrer dans le détail de chaque contribution (on en compte 29, sur 600 pages), il faut noter que cette profusion donne au lecteur l’impression générale d’un véritable voyage autour du monde, de fleuve en fleuve et de ville en ville, comme si quelques canaux mystérieux reliaient le Mississipi et le Danube, le Yangtsé et la Seine, l’Oum-Rbia et le Mékong, le Nil et l’Escaut, et avec eux, les capitales de toutes les provinces du monde. Par voie de conséquence, s’éveille aussi l’idée que la « littérature » est bien, aujourd’hui, quelque chose de parfaitement mondial ou mondialisé, sans aucune extériorité géographique. On n’a pas le sentiment en tout cas, en lisant les articles, que les spécificités de l’écriture à l’œuvre dans les livres commentés (que ces spécificités soient formelles ou philosophiques, de genre ou de registre, d’ambition ou de réalisation) aient d’abord des tenants et des aboutissants strictement nationaux. De même que nous n’avons pas de planète B, semble-t-il, nous avons une seule littérature.

 

Cette littérature mondiale apparaît pourtant ici nettement plus réjouissante et diverse qu’on ne pourrait le craindre : les œuvres présentées dans ce volume sont loin du tout-romanesque industriel. Il y a des romans certes — ceux de Driss Chraïbi ou de Marguerite Duras, d’Amadou Kourouma ou de Balzac — mais la plupart des textes sollicités cultivent une certaine fluidité entre les genres. La Seine de Ponge est-elle un poème, le Danube de Claudio Magris un essai, la Bruges de Rodenbach un roman, le Mississippi de Eddy L. Harris un récit de voyage, les récits de Patrick Deville forment-ils une autobiographie ? Comme l’écrit Rachel Bouvet, « la promenade au bord du fleuve n’est pas un divertissement, mais un travail, dont le but est d’apprendre à “voir’’ le monde autrement » (citée p. 49). Dès lors, ce qui se joue dans l’écriture du fleuve ne peut répondre à la rhétorique étriquée de tel ou tel genre : l’enjeu est rien de moins que de comprendre, à travers le fleuve, les êtres qui le peuplent et en dépendent, mais aussi l’histoire et la géographie des hommes, des nations, des continents — la nature et la culture, la vie ! Bref, le fleuve met au défi l’écrivain de représenter quelque chose comme une petite totalité, locale et particulière certes. En cela, ce que le fleuve excite, c’est la pensée en général, qui doit courir à sa suite à la recherche d’une forme. Comme l’écrit Ponge, « le fleuve est ce cours d’eau sauvage qui passe à travers tout, à travers les monuments des civilisations les plus raffinées — d’une allure à la fois fatale et stupide, profonde, parfois fangeuse, — c’est le courant du non-plastique, de la non-pensée qui traverse constamment l’esprit, — écoulant ses détritus, ses débris, ses ressources, les jetant à la mer. » (cité p. 103)

 

 

 

Retour à la liste des Parutions de sitaudis