Élégies imaginaires, Jack Spicer par Pierre Vinclair

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04 mars
2021

Élégies imaginaires, Jack Spicer par Pierre Vinclair

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Élégies imaginaires, Jack Spicer

 

My Vocabulary Did This To Me : ce serait la dernière parole de Jack Spicer en 1965, avant de mourir d’alcoolisme à l’âge de seulement 40 ans. L’édition complète de ses poèmes (établie aux USA par Peter Gizzi en 2008) en avait fait son titre : « C’est mon vocabulaire qui m’a fait ça ». C’était aussi celui de la précédente édition en français de cette belle traduction d’Éric Suchère, avant qu’elle ne reparaisse aujourd’hui enrichie, dans un volume sobre et élégant, chez Vies Parallèles, sous le titre Élégies imaginaires. Spicer proclame cette conviction tout au long de son œuvre, qui ressort ainsi moins d’une poétique que d’une pathétique du poème (si pathos indique le fait d’être affecté par une réalité extérieure, quand poiésis indique une création) : « le poète est une radio », il « reçoit de la poésie ». Il est moins le démiurge, ou le maître des significations, que l’assistant ou le truchement par lequel passe le poème, lui-même une opération magique facétieuse et aveugle, ou du moins, dont la réflexivité est limitée : après avoir écrit « Le goupe [sic] / Est comme la soupe de mûres / Ou comme tout autre chose / Que vous chantiez » il peut ajouter «  Le poème ne sait pas / À qui le vous se réfère. » L’enjeu de l’écriture est son épiphanie même, la révélation sous les yeux du poète d’un message mystérieux qu’il découvre sans essayer de l’interpréter — il serait donc vain de croire, précise Spicer dans une conférence sur la politique, qu’il puisse apporter quoi que ce soit à la société : « je pense que la poésie a été de tout temps vaine pour l’humanité. Je veux dire que ce n’est pas futile pour les poètes car ils obtiennent des messages des poèmes mais, concernant l’humanité — combien de milliards sommes-nous maintenant sur terre —, combien de gens pensent à la poésie à votre avis ? »

C’est la raison pour laquelle il ne faut pas entendre, dans le label San Francisco Renaissance, qui désigne le groupe informel autour de Kenneth Rexroth et auquel Jack Spicer a participé dans les années 1950, le genre de Renaissance à laquelle aspirait Ezra Pound — figure tutélaire de la génération précédente des modernistes. Même si flotte dans les poèmes de Rexroth, et de Spicer qui lui dédie ici une élégie fictivement funèbre, le désir d’« Une société où la poésie, le jazz, le sexe, la politique et la religion pourraient fonctionner comme un gong géant / Dont chacun des tons recouvre parfaitement l’autre », il ne s’agit pas de faire du poète le conseiller du prince, ou du poème l’éducateur d’une humanité vertueuse à venir, selon l’interprétation poundienne de l’enseignement confucéen. S’il fallait trouver dans les Élégies imaginaires de quoi caractériser la Renaissance qu’appelle Spicer de ses vœux, il faudrait plutôt mettre en évidence, d’une part, le goût d’une liberté  absolue qui, dans la lignée de Dada, ne se refuse aucun geste, aucune facétie, aucune transgression, au point que tout, pour la poésie, semble de nouveau possible : « Je ne connais pas l’avenir / Ou même quelle poésie / Nous allons écrire » ; et, d’autre part, le fait que cette liberté absolue n’est pas la négation de la tradition, mais bien l’expression d’un certain rapport avec elle — rapport décomplexé, affectueux mais plein d’irrévérence, tout sauf scolastique. Le justement célèbre D’après Lorca (1957), avec ses traductions truquées et ses lettres adressées au poète espagnol, l’affirme : la tradition, cela « signifie des générations de poètes différents dans des pays différents racontant patiemment la même histoire, écrivant le même poème, gagnant et perdant quelque chose dans cette transformation — mais bien sûr, ne perdant jamais rien réellement. »

Le même poème, mais dans une métamorphose qui s’autorise donc toutes les libertés : par exemple, lorsqu’une des pièces des Hauteurs de la ville jusqu’à l’éther (1960) chante « Au niveau physique le plus simple / Il y a un conflit entre ce qui est et ce qui n’est pas / Ce qui est, je suppose, est gros / Et ce qui n’est pas, encore plus gros / Métaphysiquement parlant / Ceux qui ne sont pas ne projette pas d’ombres / Et ceux qui sont est plus gros que la lune, je suppose, / Plus gros que les slips de ce garçon », les notes de bas de page autographes précisent : « Une tentative évidente du Poète pour mener le Poème à sa fin. Son échec est évident. // « ‘Les slips de ce garçon’, est une référence évidente à Eurydice. Ce qui ne projette pas d’ombres est évident pour tout le monde. » Notes de bas de page absurdes, réécritures (d’Ovide, de Rimbaud, du Graal) surréalistes, fausses traductions, lettres réelles ou imaginaires aux amants, aux amis et aux morts, l’art poétique de Spicer regorge de propositions intéressantes : les poèmes, qui avancent par séries (« un poème n’est jamais seul par lui-même », une leçon de son aîné Robert Duncan), sont systématiquement travestis par d’autres textes, existant en leur propre sein comme des souvenirs ou des projections. Le poème, autrement dit, n’est jamais seul : il porte toujours avec lui une sorte d’ombre qui, en avant ou en arrière, le reprend, le déplace, le complique ou le réduit à rien. Si le poète est une radio, le « message » qu’il propose tremble d’une signification parasitée ; toujours en jeu, il s’offre moins comme une chose (telle ou telle chose) que comme un aller-retour entre une voix et l’ombre d’une voix — entre une voix et le pays des ombres. Un double aller-retour, même, dans la mesure où cette voix hésite entre Orphée et Cégeste (dans le film de Cocteau) à qui Spicer dédie un ensemble : Cégeste, le poète titubant, encore adolescent et bientôt mort, dont le chant émeut moins les êtres inanimés qu’il ne déclenche les bagarres d’ivrognes : « Vous pouvez commencez à rire, bâtards. C’est la fin du poème. »

 

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