Pablo Neruda, Résider sur la terre. Œuvres choisies, Quarto par Pierre Vinclair

Les Parutions

07 sept.
2023

Pablo Neruda, Résider sur la terre. Œuvres choisies, Quarto par Pierre Vinclair

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Pablo Neruda, Résider sur la terre. Œuvres choisies, Quarto

 

À l’occasion des 50 ans de la mort de Pablo Neruda en septembre 1973, Gallimard publie un Quarto d’« œuvres choisies » édité par Stéphanie Decante. Outre plusieurs recueils parmi les plus importants du poète, comme Résidence sur la terre ou Chant général, on y trouve des livres publiés en collaboration avec des artistes peintres ou photographes, ainsi que les textes plus réflexifs — comme le discours du Nobel, où l’on peut lire cette déclaration : « le meilleur poète est celui qui nous fournit le pain quotidien ». Neruda décrit moins ici un fait qu’il n’énonce une revendication. Celle-ci est politique et ressortit à une vision de la poésie en solidarité avec les autres activités sociales : « Faisons en sorte que la poésie que nous cherchons, écrit-il dans Né pour naître, soit elle aussi usée par les devoirs de la main, imprégnée par la sueur et par la fumée, qu’elle sente l’urine et le lys éclaboussé par les différents métiers exercés et hors la loi. » (p. 1415) Dans les Odes élémentaires, Neruda s’adresse à la poésie elle-même : « J’ai cessé de voir en toi / une naïade vaporeuse, / je t’ai fait travailler comme blanchisseuse, / comme vendeuse dans les boulangeries, / je t’ai mis à filer avec les simples fileuses, / à battre le fer dans la métallurgie. […] Ensemble, Poésie, / nous sommes allés / au combat, dans les grèves, / dans les défilés, dans les ports, / dans la mine, / et j’ai ri de te voir ressortir / le front sali par le charbon / ou couronné de la sciure embaumée /  des scieries. » (p. 976-977)

 

Avant d’aller plus loin, une mise en garde : la poésie, pour Neruda, est humble artisanat et s’adresse aux gens simples. Ne faisons donc pas les malins. Les critiques ne sont pas ici les bienvenus — eux qui « se sont élancés / avec leurs dents et leurs couteaux / avec des dictionnaires et autres armes noires, / avec de respectables citations, / ils se sont élancés / pour disputer ma pauvre poésie / aux gens simples / qui l’aimaient » (« Ode à la critique », p. 871). C’est à ces derniers que le poète-boulanger destine son pain, et nous n’avons pas à tiquer lorsqu’il leur débite des tranches que nous pourrions juger grossières : « ne souffre pas, / parce que nous gagnerons, / nous gagnerons, nous / les plus simples, / nous gagnerons, / même si tu n’y crois pas, / nous gagnerons. » (« Ode à l’homme simple », p. 909). Quel que soit son contenu, du reste, une poésie qui essaie de s’adresser à « l’homme simple » déplaira au critique, puisqu’elle nie sa nécessité et le prive de travail.

 

Pourtant, cette simplicité n’est pas toute simple. Elle ne va pas de soi. Elle n’est pas première : la simplicité est une quête. En tant que telle, ses enjeux sont autant littéraires que politiques. Là-dessus, le critique aura peut-être le droit de dire quelque chose : le modernisme est depuis Walt Whitman (dont l’œuvre fut l’une des influences majeures de Neruda) structuré par une contradiction entre une injonction à l’invention (la nouveauté, le travail des formes) et une aspiration (contre la poésie des salons bourgeois) à la popularité. La contradiction réside dans le fait que chercher à inventer pousse les poètes à un raffinement formel qui exclut les non-spécialistes, qu’il s’agissait pourtant de représenter. Le modernisme se corrompt vite en « poésie pour poètes ». Cette contradiction n’a qu’une solution, représentée par l’espérance avant-gardiste : que la révolution politique soit opérée par le travail formel lui-même, si bien que le texte révolutionnaire en la précédant, prépare sa réception populaire. Autrement dit : que le poème crée l’audience capable de le recevoir.

 

Le regroupement proposé par le Quarto, avec l’accent mis (dans le titre) sur Résidence sur la terre et (dans la disposition du volume) sur Chant général, révèle ce que la posture de la « poésie simple » feignait d’oublier : la poésie de Neruda n’est pas d’emblée populaire. Il y a de la mauvaise foi, dans son mépris du raffinement : la simplicité ne peut advenir que dans un second temps, une fois assurée la « révolution symbolique » qu’elle portait, et sans laquelle nous ne nous intéresserions pas davantage à Neruda qu’à n’importe quel poète-boulanger, fût-il Meilleur Artisan du Chili. Or, cette révolution implique un travail institutionnel et ne serait pas effective sans le travail des pairs et des critiques, qui l’accompagnent et la légitiment — ce volume d’œuvres choisies porte la trace d’amitiés et de collaborations nombreuses. En quoi cette révolution a-t-elle consisté ? Il me semble, à relire le Chant général (ce long poème en quinze chants, à la fois encyclopédique, historique, autobiographique, métapoétique, politique et polémique) que Neruda a étendu le domaine du modernisme, en opérant un triple renversement : géographique, d’abord, de l’Amérique du Nord (de Whitman) à l’Amérique du Sud. Politique, ensuite, du Colon (espagnol) vers l’indigène (amérindien). Ontologique enfin, du monothéisme (des Colons) aux cultes animistes des animaux et des pierres (des colonisés). Neruda est parvenu à faire de la poésie moderne (qu’il avait récupérée dans le Manhattan de Whitman) une sorte de chant mapuche, et de l’Arauco une avant-garde de l’humanité — anticipant les développements de la littérature post-coloniale. Ce n’était pas si simple.

 

 

 

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