Leslie Kaplan, (coll.) par Christian Désagulier

Les Parutions

12 juil.
2016

Leslie Kaplan, (coll.) par Christian Désagulier

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Vive la vie !

 

Leslie Kaplan aux Classiques Garnier ? La parution de cet ouvrage n'est pas une consécration mais la juste manifestation qu'une voix se distingue irrésistiblement désormais au paysage littéraire français du demi-siècle présent..

Qu'un particulier témoigne d'un universel, qu'une écriture travaillée à l'établie de l'Excès-l'usine ait continué de s'établir Depuis maintenant près d'un demi siècle durant, qu'une auteure après avoir connu la sensation d'accélération de l'histoire et puis son tête à queue dans le virage des années 1970, que des nécessités successives l'aient conduite à l'écriture d'un rang de livres, cela s'appelle accomplir une œuvre où l'obstination s'allie à l'impératif..

L'ouvrage que Mireille Hilsum a coordonné est une succession de coups de meule opérés par une équipe dont les membres et partout où chacun a porté le corindon, font jaillir des étincelles de pensées d'après : études et témoignages, un entretien et un inédit poignant de retenue, ne font se lever qu'un désir, celui de reprendre ou d'entreprendre la lecture de tous les livres de Leslie Kaplan depuis L'excès-l'usine jusqu'à Mathieu et la révolution, dans l'ordre ou dans le désordre chronologique, car au fond, cela est sans importance, chacun d'eux étant à la fois unique et comprenant tous les autres : comment cela s'appelle-t-il ?

Toutefois, on n'échappe pas au compartimentage au pays de Descartes : l'équipe travaillera donc en domaine réservé : aux un-e-s les romans, aux autres le théâtre et les essais mais avec forcément des empiètements tant Leslie Kaplan embrasse, déjoue les classifications, est à la discipline du saut en hauteur, une poète.. Une auteure qui prend appel sur nombre de savoirs politiques et sociaux, s'élance à l'impulsion poétique pour sauter par dessus la barre des genres comme en Fosbury-flop : il ne faut pas perdre de vue le ciel pour vaincre l'inhibitrice mélancolie..

Pour Dominique Carlat, je comprends que c'est dans Mon Amérique commence en Pologne, qu’il conviendrait de trouver le porte-clés, dans cette forme singulière d'assimilation et de dépassement généalogique, familiale élargie aux savoirs acquis, en ce que cette forme a à voir avec un savoir familial de vie à sauver des battues de juifs d'Europe, et ce qu'il aura fallu sauter d'Atlantique et retour dans une autre langue en bouche pour la conquête d'une autonomie, c'est à dire la réappropriation des ficelles qui nous agissent, s'en saisir par le moyen des mots.. Ainsi retour de Pologne via l'Amérique, s'inventer un nouveau temps, un impératif du passé pour conjuguer - conjurer - le futur du présent, un temps à soi, aux terminaisons verbales labiles qui préserveraient des possibilités de futurs et produirait la marque d'une auteur-e..

Je ne dis pas un style, nous n'avons pas affaire à un alliage de fond et de forme dont les propriétés seraient supérieures à celles de chacun des constituants mais à un nouvel élément poétique dont le symbole occupe désormais une place inédite au tableau littéraire - quel est le contraire d'une ombre ? - et dont le symbole serait Lk - Mendeleïev n'est-il pas le quasi contemporain de Dostoïevski que Lk cite tant ? Bien sûr il y aura eu la traversée de l'Espace littéraire de Maurice Blanchot et rencontre avec Franz Kafka qui auront accompagné la révélation des pouvoirs prosodiques de la langue française, non pour relever un défi, mais pour aller avec.. Et puis il y a eu la lecture fondatrice de L'espèce humaine de Robert Anthelme..

Heitor O’Dwyer de Macedo, nous fait partager sa façon de comprendre comment Lk "interprète le réel", "intègre" l'inconscient (absence de psychologie, absence de discours). Je dirais au sens mathématique du terme, ce qui est une autre paire de manche que d'en décrire les dérivées, ce à quoi la plupart des romanciers naturalistes s'attelaient et auquel ils sacrifient massivement aujourd'hui.. "Elle a inventé un On pour dire l'impossibilité d'un Je qui soit un Je".. et j'ajoute, un ON pour dire tous les pronoms personnels, ON inclus : "L'absence de hiérarchie, le souci du détail, serviront à parcourir une logique de paradoxes avec laquelle Kaplan décape la réalité en faisant fonctionner dans le texte la coexistence des contraires, caractéristique découverte par Freud à l'origine de la fabrication du rêve..." qui invite à lirelire Le Psychanalyste..

Matthieu Rémy ne dit pas autre chose avec des mots différents en partant de L’Excès-l’usine, en faisant retour à l'expérience fondatrice pour Lk "établie" aux usines, laquelle expérience ouvrière poserait la question de la restitution de ce réel, sur "ce qui fait la singulière différence entre L'établi (de Robert Linhart) et L'excès-L'usine... Lk dit " Je ne voulais pas écrire comme Zola, je voulais que l'usine apparaisse comme étonnante, à la fois banale et surprenante, choquante".. et Matthieu Rémy reprend : "L'ascendance poétique du récit qui s'offre à nous est revendiquée. On pense à Mallarmé, bien sûr, mais aussi à The waste land de T.S.Eliot, à e.e. cummings ou à la poésie beat...". Voici une étude de laquelle on ressort équipé des outils de lecture, de confrontation avec sa propre expérience..

Et c’est très juste que Mathias et la révolution nous mette aussi bien sur la route suivant un itinéraire brownien dans Paris intra muros jusqu’à ses franges émeutives..

Stéphane Bikialo :"Il y a ainsi dans son œuvre une poétique du détail : une poétique au sens où le détail est à la fois l'objet d'un style et l'enjeu d'une théorie, d'une réflexion sur la littéralité - en particulier dans le rapport mots / choses..."

Pour Tiphaine Samoyault, la poétique de Lk peut se définir depuis la préposition "Avec" : "Il y a un bord où la préposition avec a pour antonyme la préposition contre. A un autre bord, elle est le contraire de sans. Écrire sans adjectif, sans complément, sans préposition, comme le dit le plus célèbre des essais critiques de Barthes, ce serait véritablement "Écrire". Leslie Kaplan "Elle écrit avec. Elle ne coupe pas le travail de l'écrivain de celui des autres gens, des activités du reste du monde, de l'économie... Celle ou celui qui écrivent avec sont les écrivains engagés d'aujourd'hui, dont l'engagement ne repose pas sur les idées abstraites ou vers l'horizon d'une utopie.. Je ne suis pas sûr qu'aujourd'hui écrire AVEC ne participe pas d'une utopie, tant sont rares ceux qui s'y livrent comme Lk.. (je rends à Lk sa façon de souligner en majuscules..)

Anna-Louise Milne nous donne rendez-vous au Café Kaplan dans L'épreuve du passeur où reviennent le souci du détail et l'avec, lequel introduit la relation de grande proximité, l'Amérique oblige, que Lk entretient avec le cinéma, paradoxalement davantage qu'avec le théâtre, au point que son théâtre, ses romans, ses poèmes, si ces catégories ont encore un sens - pour moi elles n'en n'ont strictement aucun : il y a ou il n'y a pas poème - serait une sorte de théâtre, romans, poèmes, filmé.. :"... écrire selon le cinéma implique de négocier autrement avec (qu'avec la peinture de Cézanne en particulier) avec l'irrépressible marche du récit. Il s'agit de faire entrer dans la succession des phrases et des pages, une profondeur de suggestions, non pas en singeant le cinéma, mais en en affectant l'écriture, en la nourrissant des possibilités propres au film..."

C'est auprès des Prostituées philosophes qu'Élisa Bernard prévient : " Le travail suivant a pour but de rendre compte de la matérialité de la langue de Kaplan... Entendons par là que l'écriture est en acte dans le texte, elle combat une langue d'idée pour aller toucher du doigt l'ineffable élan vital des possibles du langage.."

Et viennent qui répètent sans répéter avec d'autres mots encore les contributions d'Agathe Torti-Alcayaga sur Le théâtre de Leslie Kaplan : "Dans trois essais de l'ouvrage théorique Les outils, Kaplan dénonce l'univocité de certaines formes de fiction comme mortifère. Les formes naturalistes, explicatives, dogmatiques, déterministes ou moralistes, issus d'une axiologie de type "religieux", lui semblent enfermer leur objet si hermétiquement qu'elles maintiennent ceux à qui elles s'adressent dans une étroitesse imaginative perçue comme une forme de mort avant la mort. " et puis cette remarque fondamentale, parmi d'autres dont je trouve la pertinence totale, celle de "contamination des répliques par l'épique" : "On le voit, chez Leslie Kaplan, c'est bien le texte qui parle et non les personnages. Chanté-parlé, citations, chansons, bruit, silence, anglais, récits etc."..

Et si Samuel Beckett est une référence, Bertold Brecht est omniprésent, dont Lk applique la pensée de "L'intérêt pour le déroulement et non pour le dénouement".. Colonne non seulement du théâtre mais de tous écrits, qui va bien au delà de la tarte à la crème de la distanciation, pensant plutôt au Brecht que relit Walter Benjamin dans l'Auteur comme producteur..

D'Agnès Rosenstiehl nous avons le témoignage d'une amie de lycée et c'est Leslie qui s'incarne.. Confidences partageables dont on ne dira rien, préférant laisser la surprise de découvrir.., Rien ? allez, ceci : "D'ailleurs comme toi je me sens assez païenne : tous les signes que nous adresse l'infinie nature sont à considérer, un dieu dans le nuage, une déesse dans la source, et avant tout une divinité dans la langue... C'est à dire dans une parole prophétique, la sienne, la tienne"..

Et prophétique, ça oui ! il suffit de lire Mathias et la révolution où les Nuits Debout et les émeutes sont anticipées, oui, dans un certain sens, Lk comme tout écrivain considérable écrit ses oracles sous la dictée de la Pythie !

Un poème de Jean-Marie Gleize et C’est le présent, nous et Fred Léal, Sur Leslie Kaplan : "Qu'est-ce qui illustre mieux la plasticité de la langue qu'une phrase de Leslie ?"

Et puis j'extrais au passage parmi tant d'à propos, des mots de complices dans le théâtre, d'Elise Vigier qui nous rappelle combien Lk a travaillé aux ateliers d'écriture, au collège tout comme dans les maisons d'arrêt, à quoi nous ajouterons qu'au fond, établie, elle n'a jamais cessée de l'être, que c'est une vocation, c'est à dire un certain rapport à la voix.. La conscience que l'action du texte, c'est à dire l'intérêt du lecteur pour, son suspens, doit tout aux rapports stœchiométriques entre les vocables..

Et de Frédérique Loliée, Sur quoi on s’appuie, de tellement juste : "La première sensation quand je lis des livres de Leslie Kaplan, c'est l'air... Il y a de l'air, de l'espace sur la page, entre les chapitres..." Et je suis frappé que même dans le plus gros de ses livres, Le psychanalyste, il y a de l'air, que les pages se tournent à toute vitesse, ça respire..

De La mort du vieil Américain on ne peut rien dire "sur", la délicatesse commande de ne rien dire "sur", "sur" ne ferait que renvoyer ce récit inédit à la fiction, retirerait ce qui fait son pouvoir de captivation étrange..

Et puis voici le bel entretien très simple et profond que Mireille Hilsum a recueilli, qui tout sauf clos cet ouvrage, invitation à la rencontre, qui a accompagné Lk à la chasse aux clés papillons de sa machine à remonter le temps pour aller de l'avant, vous savez les clés qui tendent les ressorts spirales de ses livres, blocs d'énergie potentielle qui réelisent et rêveillent..

On regrettera cependant que n'y figure aucune contribution des personnages de Lk issu-e-s des classes auxquelles la majorité d’entre eux appartient, j’entends des classes sociales au sens marxiste du terme, auprès des études littéraires venant de travailleur-e-s dans les classes d’école supérieure dont la plupart des contributeur-e-s du Garnier sont issu-e-s, pour brillantes qu’elles soient, représentant-e-s du secteur de la spéculation sur le réel..

On cherchera en vain le point de vue des lecteur-e-s, travailleur-e-s des secteurs de l'extraction, de la transformation du réel avec lequel ils se coltinent, lecteur-e-s agents à leur corps défendant même et surtout quand ils s'en défendent qui lisent comme ils vivent à qui gagnent perdent leur vie et trouve dans les livres en Lk matière à gagner perdre désespoir, un peu plus que le temps du livre, rémanence de forces.. Lk sait bien ce qu'ils pensent, elle qui les côtoie, dont elle est le monde, qui font émeute dans Mathias et la révolution - émeute est un beau gros mot, émeute, émotion, aime les mots - sont la matière des livres en Lk..

C’est à dire qu'il ne soit pas fait un peu place de pages à ces lecteur-e-s engagé-e-s, établi-e-s à l’expression de ce qu’ils ressentent et pensent, à ces acteurs non professionnels dirigés à la plume auxquel-l-e-s Lk demande de jouer leur propre rôle..

Je serais curieux d’apprendre comment sociologues, architectes, urbanistes lisent ses livres, comme ce climatologue qui fut consulté par Frédérique Loliée, Elise Vigier et Lk, ou bien cet astronome comme dans Mathias, quand on sait l’importance du ciel sous lesquels ils sont écrits..

On aura compris que je tiens que Lk fait un travail d'anthropologie appliquée, poétiquement appliquée, lequel tenterait d'ÉCRIRE LE RÉEL..

On espère être un tant soit peu parvenu à mettre en contre-plongée sinon à contre-jour - on n'échappe pas au Livre des ciels - toute la richesse de cet ouvrage malgré ses manques (inévitables ?) qui tente de faire la topographie d'une œuvre non-pareille qui se poursuit depuis maintenant :

 

non non non
il ne faut pas renoncer
il faut juste mettre les choses
les mots
à leur place
le français
l'anglais
chacun à sa place
mais il faut être sérieux
rendre à César
même les plus petits mots

 

nota : je demande pardon pour les proliférantes -e-s dont cette note est truffée mais la langue française est ainsi pas faite pour le féminin, entre autre.. pensez aux mots féminins en –té comme liberté, égalité, fraternité qui ne prennent pas de –e  et à ceux féminins comme amours, délices et orgues qui le sont seulement au pluriel, et ce n’est pas l’académicien de Mathias et la révolution qui la révolutionnera..

 

 

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