Maria Youdina, Pierre Souvtchinsky, "Correspondance et documents" (1959-1970) par René Noël

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08 sept.
2021

Maria Youdina, Pierre Souvtchinsky, "Correspondance et documents" (1959-1970) par René Noël

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Maria Youdina, Pierre Souvtchinsky,

Agir, musique

 

          L'art et la personne de Maria Youdina (1889-1970), interprète, née près de Vitebsk [ le célèbre Carré noir [ sur fond blanc ], je l'ai vu au moment où il a été conçu ; Malevitch, à une certaine époque, vivait à Vitebsk ; mon cousin Lev Youdine, qui par la suite est devenu " suprématiste " important, étudiait avec lui (...) à Nevel, dans le gouvernement de Pskov,... Si vous rencontrez Chagall lorsqu'il est à Paris, demandez-lui qu'il m'envoie lui-même son livre !!! Nous sommes, lui et moi, ce qu'on appelle des " compatriotes ", car il est, pour ainsi dire, originaire de Vitebsk, à cent kilomètres de cette ville où j'allais au conservatoire. J'adore Chagall, et j'ai infiniment de respect pour lui. (p. 609) ] rayonnent aussi manifestement que la blancheur des forêts de bouleau de Guennadi Aïgui. En 1965, elle assiste à une soirée consacrée à la mémoire de Vélimir Khlebnikov et de sa soeur Vera Khlebnikova (1891-1941), peintre, elle y rencontre le fils de cette dernière, neveu du poète, Maï Mitourich, dont le père est Piotr Mitourich, peintre lui aussi qui a dessiné la veille et le jour de sa mort son ami Khlebnikov, Youdina devenue l'un des rares témoin de tous ceux qui persistent et signent malgré le totalitarisme et ses crimes, fidèle à la liberté de faire et de penser.

          Pianiste, musicologue, interprète, elle n'a, pas plus que son correspondant, jamais dévié des projets révolutionnaires partagés par tant de Russes. L'art, la musique, la peinture, ne sont à ses yeux que des moyens concrets de concevoir une société nouvelle, écrit-elle à Pierre Souvtchinsky (1892-1985), émigré en France, plus proche quant à lui du monde apollinien d'Akhmatova que sa correspondante, dionysiaque, apprécie quant à elle moins que lui, quand bien même elle admire le courage et la détermination du poète du Soir. Souvtchinski, bientôt français, musicologue décisif pour son nouveau pays, tant par son esprit analytique, que par son esprit d'initiative, organise la défense de la musique moderne, construit des conditions matérielles d'écoute de la musique contemporaine, fonde le Domaine musical (1954), la nouvelle critique, suscite chez Boulez, Stockhausen..., la création, l'innovation, les deux correspondants mis en rapport par Boris Pasternak étant tous deux passionnés par la musique d'Igor Stravinsky et par celles nées de la constellation du trio magique, Berg, Schönberg, Webern, que Maria Youdina ne cesse, contre toutes les censures, de vouloir jouer en concert en Russie.

          Vous êtes mon Virgile ! écrit la pianiste à Souvtchinsky, lequel trouve en elle le fil d' Ariane qui le guide, lui donne vie, sa correspondante partageant non seulement nombre de ses goûts, mais lui adressant des descriptions, des tableaux vivants de la vie en Russie, faisant preuve d'une vitalité des plus rares. Maria Youdina construit l'art de l'interprétation selon les diapasons respectifs de la raison et de la passion solidaires. Énergie que la musique lui transmet, mais qui n'est rien encore et toujours, répète-t-elle à raison, tellement russe dans cette générosité qui dépasse ses intérêts immédiats, si elle n'est mise au service d'autrui. Et de fait, entre les hôpitaux, ses proches qu'elle assiste dans leurs vies concrètes, les visites aux femmes de détenus, les correspondances multiples, les traductions, les curiosités envers les créateurs, les poètes essentiels à ses yeux qu'elle lit à voix haute, malgré les interdits, avant ses concerts, il en va bel et bien de la culture au service de la société.

          Susceptible ? l'est-elle quand ses concerts sont la plupart du temps annulés à la dernière minute, son renvoi des institutions et l'interdiction de jouer des concerts notifiés pour apologie de la musique " réactionnaire ", celle précisément de Stravinsky ? Certes non, mais que l'art et la vérité soient visés, censurés, par des bureaucrates incultes la fait enrager. Pierre Souvtchinsky partage son désir de tenir le pas gagné malgré toute l'absurdité d'un pouvoir ligué contre tout ce qui fait sève et vie d'un peuple, ses fertilités, ne cesse de lui écrire qu'elle doit se préserver, mettre au besoin sa carrière de (grande) soliste de côté, tant elle incarne presque à elle seule la musique essentielle en Russie. Bien placée pour vérifier la politique mortifère de Staline, elle ne cesse de lutter pour la musique qui se fait, correspond avec Iannis Xenakis, Wolfgang Rihm, Luigi Nono..., ce dernier qu'elle a le bonheur de recevoir chez elle à Moscou, Karlheinz Stockhausen qu'elle admire. Jean-Pierre Collot, musicien interprète, éditeur de cette correspondance, n'est-il pas lui-même devenu partenaire visible de cette résistance à toutes les formes de réalisme rétrograde ?

 

 

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