Michel Surya, PRINCIPES POUR UNE LITTERATURE QUI EMPESTE par René Noël

Les Parutions

26 oct.
2021

Michel Surya, PRINCIPES POUR UNE LITTERATURE QUI EMPESTE par René Noël

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Michel Surya, PRINCIPES POUR UNE LITTERATURE QUI EMPESTE

À bord

 

 

          Prêt à témoigner de l'épidémie qui fait notre quotidien actuel, Michel Surya constate qu'il doit trouver une forme toute autre que le journal - chronique, journal écrit par ailleurs par Christian Lehmann, romancier et médecin, du point de vue du praticien, du soignant - tant les événements abondent. L'accélération des décisions n'inverse plus seulement les valeurs, puisque depuis Hegel et Nietzsche le vrai n'est déjà plus qu'un moment du faux, devenu depuis lors cette surface lisse, inodore, sans saveur, clinique, qui a un air de déjà vu, mais auquel, tétanisés, piqués à l'exemple de ces envoûtements des fétiches traversés d'aiguilles, attachés à des poteaux de fortune, nous n'émettons plus aucune objection, n'esquissons plus aucun geste vers un antidote. L'énumération des interdits, Noé gruté, assigné à ces tâches de toutes les urgences, requiert alors de la part du critique d'autres optiques pour observer ce qui vient, ce qui reste.

 

          Surya prend ses outils d'historien de la pensée - et de linguiste, analysant les évolutions des usages des expressions, des mots, des concepts. Les écrits d'Artaud, de Bataille, de Baudrillard, sont ces théodolites - instruments des arpenteurs qu'Arthur Rimbaud a peut-être inclus dans ses demandes d'outils à ses amis - que l'auteur confronte aux faits, à l'époque qui est la nôtre, qu'il étudie, met à distance depuis des décennies. Après la fin, dans la phénoménologie de l'esprit, Hegel fait entendre l'absolu, soit la critique de tout principe unique quel qu'il soit, être, non-être, mort ou vie. Bien moins que la somme des expériences contenues dans un livre imitant les contes et légendes qui endorment les enfants, Hegel vise un changement qualitatif de nos rapports au monde rendu possible par la Révolution française qui libère la pensée. Dont celle de Marx, à laquelle Surya se réfère, lecteur des atomistes grecs. Michel Surya distingue Paul Celan d'autres poètes aptes à affronter les temps d'une nouvelle pestilence, lui qui convoque, critique l'histoire, date le futur depuis la fin, la nuit des assassinés sans sépultures, " TEMPS DES CHALANDS, / les demi-métamorphosés halent / un des mondes / le déchu rentré en soi, / parle parmi les fronts sur la rive : / quitte de la mort, de Dieu / quitte, (Contrainte de lumière, p. 177).

 

Les faits de l'épidémie sont mis en perspective avec ces instruments de mesure. L'interdit d'assister aux enterrements, les personnes âgées reléguées dans des hospices aux noms barbares, le nombre brut de morts par jour, soit les tableaux statistiques froids, la justice interrompue, mais aussi les morts illustres passés par pertes et profits, dont Marcel Moreau (p. 20-21), atteint par le virus et mort le 4 avril 2020, à l'âge de 86 ans, quand Pierre Guyotat est mort le 7 février 2020, à l'âge de 80 ans. Aucun rapport ? À l'évidence (pas la même portée d'œuvres, pas les mêmes conséquences d'art). Le plus grand cependant du point de vue de ce que " l'écriture " engagea pour quelques uns de cette génération, ou tenta d'engager, engagement auquel si peu se tiennent encore., le droit de travailler, de se réunir, de sortir de son domicile pour acheter une baguette de pain ...

Trop galvaudée, appliquée à tout geste de la vie quotidienne, à toutes lois et décrets innombrables, l'exception n'a plus de sens. La mobilisation générale, l'état de guerre, les états d'urgence, modèles des gouvernements depuis la chute du mur de Berlin, trouvent ici leur acmé. Les dirigeants actuels n'imitent-ils pas leurs ennemis d'hier une fois ceux-ci défaits, la propagande, l'idéologie devenues butin de guerre ? L'ardeur de gouvernements actuels à ruiner le monde ayant divisé par deux le nombre de décennies pour y parvenir par rapport à ces derniers.

 

De la peste d'Athènes à Nosferatu, le rat - des virus, des tranchées... - n'est-il pas le repousseoir, propre à asseoir la beauté, à la sauvegarder, dans les livres de Bataille, de Guyotat, autant par son caractère autonome, non domesticable, que par son intrépidité ? lui qui fait face à l'homme, le défie et l'agresse, s'interroge l'auteur. Le rat, descendant de la souris de Kafka, n'est-il pas lui aussi d'une mégalomanie, d'une suffisance humaine, trop humaine ? Les réflexions de Surya ne le portent-elles pas vers la physique quantique, sorte de ligne-frontière de la zone de Stalker du cinéaste soviétique Tarkovski ? Ceux qui l'ont acceptée, Adorno, que l'auteur cite, (Dialectique négative), Walter Benjamin, (Thèses sur l'histoire), Beckett, (Mercier et Camier), Varlam Chalamov (Récits de la Kolyma)..., vivent dans la civilisation nouvelle, désirent explorer la liberté libre, arpentent l'utopie, d'autres défendent l'ancienne physique d'Euclide - axe du déterminisme sur lequel s'appuient les totalitarismes -, réduisent l'histoire à quelques concepts génériques, ne peuvent de nos jours que construire des Murailles de Chine en papier que le prochain déluge emporte sous nos yeux.

 

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