Pieds nus dans R. de Perrine Le Querrec par Christophe Stolowicki

Les Parutions

02 déc.
2019

Pieds nus dans R. de Perrine Le Querrec par Christophe Stolowicki

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Petite plaquette tête-bêchée que l’on retourne comme gant de fumet, dont texte et traduction par son auteure, bilingue pour l’occasion, se partagent la tranche, sans l’aise de les confronter de double page en double page – tient sa gageure. La traduction, second poème, imprègne l’original du génie de l’autre langue, mérite d’être lue d’un trait plutôt que face à face en regard. Si l’on ne connaissait pas Perrine Le Querrec, on se demanderait lequel est l’original. Le texte anglais prend son propre essor, de langue alternativement plus tranchante ou plus explicite, allitérée plus à saccades, et dont l’incongrue révélation furtive de ce qu’est R., la ville du langage, ressort plus crue. Du discours-poème ascensionnel un premier palier atteint quand à « comment donc a-t-il pu marcher dans R., s’y déplacer, la traverser, l’arpenter, chaque verbe pieds nus » répond « how could he have walked in R., moved about, crossed, paced, paused, every verb barefoot ».

 

Martèlement de bravoure quand « les filles bouches ouvertes, les filles blanches ouvertes, les filles biches ouvertes massées sur mon passage » devient « the open-mouthed girls, the open white girls, the open-doe girls, l’allitération française impossible à rendre remplacée par un crescendo dérivant en soumission. Le vibrant déferlement verbal qui débute au masculin outré et ne lâche pas de longtemps son souffle de croisière révèle au pénultième paragraphe son essence féminine quand s’alentit et se précise le thème du dénudement (« délogeaient le pied de sa chape de cuir et apparaissait le pied dans toute sa cambrure, sa beauté, sa liberté, les nuits de R. devenues des nuits de débauche […] se dénuder un peu plus et dans cette vie se dénuder encore, dérouler sa singularité […] braver le monde ». Et dans la péroraison la poète reprend la parole au féminin, se reportant aux pieds nus de son personnage et à son visage nu pour proclamer sa poélitiquement correcte dénonciation, elle « la fille bouche ouverte, la fille brèche ouverte, la fille à cœur ouvert. »

 

Giflé le franglais à tour de reins.

 

Dans l’un et l’autre poème apparaît un « scalzi » (déchaussés en italien), le bilinguisme recélant souvent un trilinguisme occulte ou perdu.

 

Interdit d’interdire. Sous les pavés (textuels) la plage. Un demi-siècle après, les dernières conquêtes de la liberté se sont superbement, secrètement retirées en R., au pays du Verbe. 

 

 

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