Poèmes en guerre, Guillaume Apollinaire par Tristan Hordé

Les Parutions

22 déc.
2018

Poèmes en guerre, Guillaume Apollinaire par Tristan Hordé

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Guillaume Apollinaire a disparu trop tôt pour organiser lui-même la publication de l’ensemble de ses poèmes : de son vivant ont seulement paru Le Bestiaire, Alcools, Vitam impendere amori et Calligrammes*. La publication d’inédits, notamment les poèmes épistolaires, a commencé à partir des années 1920 avec Apollinaire vivant (André Billy, 1923) et s’est poursuivie jusqu’à aujourd’hui ; cependant, malgré l’abondance des éditions et l’existence d’une édition critique de qualité des poèmes dans la bibliothèque de la Pléiade, l’ouvrage préparé par Claude Debon apporte quelque chose de nouveau. Il réunit poèmes et calligrammes écrits par Apollinaire du 31 juillet 1914 jusqu’à sa mort le 9 novembre 1918. Ici, le choix d’une publication chronologique qui suit la composition des poèmes a pour visée principale de rester « au plus près de l’écriture poétique d‘Apollinaire et de ses métamorphoses » ; ce faisant, est construite une « sorte d’autobiographie poétique », une « histoire dans l’Histoire » — dans un poème, repris dans Calligrammes, Apollinaire écrivait d’ailleurs « Je lègue à l’avenir l’histoire de Guillaume Apollinaire ».

 

Pour ce qui est de la vision de la guerre où il s’est engagé (ce qui lui vaudra sa naturalisation), la perception d’Apollinaire se modifie, au cours du temps. Au tout début de son engagement, il fait preuve d’un patriotisme cocardier ; il écrit le 25 décembre 1914 :

 

                  Je fume ma pipe libre et fier parmi mes camarades

                  (…) moi j’ai de plus hautes amours

                  Qui règnent sur mon cœur mes sens et mon cerveau

                  Et qui sont ma patrie, ma famille et mon espérance

                  A moi soldat amoureux, soldat de la douce France

 

On lit des vers analogues en février 1915, tel « Me voici libre et fier parmi mes compagnons ». Cependant, l’enthousiasme n’est pas toujours de mise, le compagnon, c’est aussi « Celui qui doit mourir ce soir dans les tranchées » et Apollinaire souhaite vivre « Loin de la guerre atroce et des coups de canons », ne serait-ce que pour ne plus connaître « les tristes fleurs d’acier ». Il est en effet toujours sensible aux saisons dans ses recueils et les poèmes sur ce motif s’égrènent au fil de chaque année. En janvier 2015, alors qu’il est encore à Nîmes, il note « C’est l’hiver et déjà j’ai revu des bourgeons / Aux figuiers dans le clos » ; deux mois plus tard (6 avril), l’hiver est terminé, « Le lilas va fleurir, ô printemps sérieux ! ». Plus tard il évoque « les me- / Risiers, les lilas, les pervenches / Fleurissent le doux mois de mai », les évocations du renouveau étant d’ailleurs souvent liées à ses amours.

Le lecteur suit les changements de ’’fiancées’’ de 1914 à 1918, année où il se marie. La première, Lou (Louise de Coligny-Châtillon), rencontrée en 1914, s’éloigne rapidement du poète ; dès février 1915, il lui écrit « Sans nouvelles de toi je suis désespéré », quelques mois plus tard, en mai, « Je me sens las de cet amour que tu dédaignes » et, malgré son obstination à lui envoyer des poèmes, leur relation s’étiole et s’achève… On note un blason du corps (8 avril 1915) dont les vers se terminent par « je t’aime », blason sans équivoque avec des vers comme « Vulve qui serre comme un casse noisette (sic) je t’aime ». Le thème de l’absence s’installe, prétexte à poème : Apollinaire a compris qu’il n’y aura plus de vie amoureuse avec Lou, et des vers comme « J’ignore tout de toi ! Qu’es-tu donc devenue ? / Es-tu morte, es-tu vive et l’as-tu renié / L’amour que tu promis un jour au canonnier, / Que je voudrais mourir sur la rive inconnue ? » appartiennent clairement, comme beaucoup d’autres, à la convention lyrique. Dans d’autres poèmes à Lou, Apollinaire évoque comme à la Renaissance le futur vieillissement de l’aimée qui, alors, se souviendra de l’amour qu’elle avait suscité. ’’La Nuit d’avril 1915’’ propose un parallèle entre la mort à la guerre et la fin d’un amour, « Les obus miaulaient un amour à mourir / Un amour qui se meurt est plus doux que les autres ».

Ce motif de la mort habite les poèmes. Très tôt, dès février 1915, le « il y a » si fréquent chez Apollinaire introduit l’idée de la mort, « Il y a tant d’amis qui meurent au loin », elle sera rappelée régulièrement, presque toujours liée à la guerre (« Il y a un cimetière où l’on a semé quarante-six mille soldats ») ou à sa trépanation en mai 1916 : « La Mort ô Vie attend ».

Il est intéressant de relever les variantes de certains poèmes repris dans Calligrammes : par exemple, le caractère (gentiment) scatologique et les allusions aux circonstances disparaissent d’une version à l’autre, ainsi dans un poème envoyé à son ami André Rouveyre : la première strophe (où le dernier vers évoque un éventuel départ vers le Turquie)

« Mon cher ami André Rouveyre / Trou du c. champignon Tabatière / Ne sais quand il viendra / Le flot de Marmara », prend le titre de ’’Veille’’ 

est modifiée de manière à avoir une portée plus large :

« Mon cher André Rouveyre / Troudla la Champignon Tabatière / On ne sait quand on partira / Ni quand on reviendra ».

On peut suivre également la manière dont Apollinaire travaille la langue, passant des vers rimés, de mètres différents, à des vers ’’libres’’ qu’on dirait écrits dans les années 2000, comme :

 

                  Le puceron du rosier

 

                  C’est une perspective mieux que celle de Nevsky (sic)

 

                  Une couleuvre avec un archevêque

 

Beaucoup de poèmes illustrent une pratique préconisée par Apollinaire, qui voyait le poète comme un « observateur de la vie » ; ainsi, avec ’’4 h’’ : C’est 4 h. du matin / Je me lève tout habillé / Je tiens une savonnette / Que m’a envoyée quelqu’un que l’aime / Je vais me laver / Je sors du trou où nous dormons / Je suis dispos / Et content de pouvoir me laver (…) ». Mais ce n’est pas ici le lieu d’étudier la poétique d’Apollinaire.

 

 

L’édition permet de reconstituer les moments forts de création ; l’année 1915 est la plus féconde avec plus de deux cents poèmes : le poète rejoint le front en avril. Il combat près du Chemin des Dames en 1916 quand il est blessé, le 17 mars ; il ne retrouve un peu d’élan qu’en 1917 et, affaibli physiquement, écrit beaucoup moins l’année suivante. Claude Debon publie d’après les manuscrits quand ils sont disponibles et propose les différentes versions d’un même poème quand Apollinaire l’a modifié pour la publication dans Calligrammes. ; chaque poème est accompagné de la date connue ou probable de son écriture et de son destinataire. L’édition n’est pas surchargée de notes, sont seulement présentes celles qui éclairent les circonstances de la composition ; quant à l’introduction, elle explicite le rôle de l’absence ou de la présence de ponctuation dans les poèmes, elle indique leurs thèmes majeurs et elle apporte les précisions nécessaires pour comprendre l’évolution du poète pendant la guerre. Les calligrammes sont à leur place dans le volume et Claude Debon les présente en fac-similés et manuscrits en annexe. Ce fort volume ne double pas du tout les éditions existantes : il permet de relire autrement Apollinaire.

 

 

*Ajoutons Case d’armons, préparé à quelques exemplaires en 1915 sur le front, intégré ensuite dans Calligrammes.

 

 

 

 

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