Pourquoi l'extrême gauche ne lit-elle pas de littérature ? (extrait) par Nathalie Quintane

Les Parutions

17 nov.
2014

Pourquoi l'extrême gauche ne lit-elle pas de littérature ? (extrait) par Nathalie Quintane

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Juste après le dossier du n° 157 du Matricule des Anges (octobre 2014), Nathalie Quintane monte au créneau et il ne ressemble pas au tonneau de Sartre : dans une série de textes aussi drôles que lucides, écrits entre novembre 2013 et juin 2014, elle tente de faire le point comme le coup de poing sur les rapports entre Littérature et Révolution,  entre l’écrivain et les luttes collectives,  le peuple et la notion de peuple et les masses, et des masses de références qui ne sont plus celles de sa génération quoique un certain Péguy semble susciter à nouveau plus que de l’intérêt.

Le chapitre intitulé Le peuple de Maurel commence par cette phrase :

Ce matin, je me lève avec une envie furieuse de dégommer les santons.

Le livre (sur lequel on reviendra) s’ouvre sur une visite préélectorale de Mme Le Pen dans la petite ville de D., et s’achève sur un chapitre intitulé Pourquoi l’extrême gauche ne lit pas de littérature dont nous donnons, avec l’aimable autorisation de l’éditeur, Eric Hazan et de l’auteur, un très large extrait :

 

 

(...)

Je vois que cet auteur, écrivain, universitaire, après avoir d'abord écrit dans un récit autobiographique qu'il a obtenu mention à sa thèse en soutenant que texte utilitaire et texte littéraire sont deux choses (ce qui induit ce qui n'est pas dit : qu'un texte utilitaire n'est pas littéraire et qu'un texte littéraire n'est pas utile - ou du moins qu'on en a un type d'usage bien particulier, un usage qui ne serait pas utilitaire), rectifie à l'oral, cela va de soi, que la littérature est utile (utile, peut-être, en dehors de tout usage de type utilitaire, hors toute [mise en] pratique).

  C'est qu'aujourd'hui, déclarer que la littérature est inutile, c'est participer à sa mise en bière. Il est donc devenu indispensable, chez les pratiquants comme chez les croyants, d'affirmer qu'elle est utile "à la société", sans toujours préciser plus avant à quoi elle le serait. La littérature ne peut pas être utile au même titre qu'une petite cuillère ou qu'un service à la personne mais elle n'est pas inutile non plus, puisqu'elle est supérieurement utile, ce qui n'est pas facile à penser. Les croyants et certains pratiquants s'en sortent en expliquant que la littérature (et singulièrement, le roman) nous livrerait une richesse, une complexité du monde inaccessibles autrement, et parce qu'elle le ferait (double effet, atout et ratatout) en lavant en quelque sorte le langage de tous les péchés de la communication (et de citer à ce propos la phrase de Mallarmé qui continue à laver plus blanc les mots de la tribu).

  La langue que parle la littérature est spéciale et, sinon supérieure et sacrée, du moins à part, voire coupée. Dans une manière d'isolationnisme esthétique, la littérature nous léguerait, immémorialement, des textes beaux et complets mais ouverts, tombés là pour nourrir l'incomplétude du lecteur et l'ouvrir, ce pécheur qui, dès le livre refermé, part traîner sa langue à tous les caniveaux. Car la langue parlée par la littérature corrige et rédime sans espoir de retour, pour la beauté du geste, les fautes démocratiques de la langue parlée - que ce soit la langue des banlieues ou celle des animateurs télé - et la langue écrite incorrecte. Tout en rappelant que la langue est un outil susceptible d'être amélioré (c'est le message de l'école, qui présente les auteurs comme des modèles à suivre pour modifier sa langue, la rendre plus belle - sujet d'invention - ou plus rigoureuse - sujet d'argumentation), la littérature pose une langue différente des autres, extra-ordinaire même dans son traitement de l'ordinaire (extra-ordinaire parfois d'être trop ordinaire - cf. Modiano), qui n'a de contact avec les autres langues sociales que pour son propre profit ou bénéfice (l'emploi de l'argot chez tel ou tel grand écrivain) ou pour mieux indirectement les tancer.  

  Quand, en 1835, Théophile Gautier, dans la préface à Mademoiselle de Maupin, écrit que« L'endroit le plus utile d'une maison, ce sont les latrines. », c'est dans un contexte précis où les républicains de l'époque reprochent à la littérature sa coupure des préoccupations communes, cependant que la droite lui reproche sa trop grande liberté. Renvoyés dos à dos, critiques utilitaires et critiques vertueux sont associés dans un même bâillement, et dans une même dérision assassine (« On ne chausse pas une comparaison en guise de pantoufle.»). Réduit à la surenchère par un personnel politique qui ne survit que de surenchérir (on connaît ça), Gautier exagère l'art pour l'art pour pouvoir continuer à vivre (il ne se fait pas faute de rappeler qu'il y a bien une utilité matérielle de la littérature : celle, au moins, des "métiers du livre", alors qu'il moque son utilité spirituelle - pendant ce temps, on ne lit pas les conneries des critiques, qu'ils soient utilitaires ou vertueux).

  Le contexte contemporain n'est pas le même : à droite et à gauche, culturellement doté ou pas, on ne se soucie pas, en général, d'émettre un avis sur la littérature. Elle n'atteint que lorsqu'on y est cité nommément (tel homme, qui s'est reconnu, y est un cochon ; telle femme est ma sœur ; telle situation ressemble comme deux gouttes d'eau à une situation que j'ai vécue, c'est donc moi dedans), et les "débats" les plus intéressants sont, dans les tribunaux, tenus par des avocats rendus presque spécialistes de l'ontologie de l'art : face aux victimes chargées de montrer que ceci n'est pas de la littérature, sans doute est-il difficile de soutenir autre chose que c'en est, et d'adopter pour l'occasion une position "institutionnelle" (puisqu'un tel est reconnu comme écrivain, tout ce qu'il fait est de la littérature). Les victimes, elles, n'ont que faire de la critique institutionnelle (soit : de la littérature comme institution), qui voudrait que tout ce qui apparaît dans un livre genré roman est romanesque ; leur lecture extirpe les faits de la fiction pour les donner à invalider aux seules communautés interprétatives encore légitimes : celles des polices et des magistrats (cf. les livres considérés comme pièces à charge dans l'affaire de Tarnac). Comme au XIXe siècle, la littérature, quand elle a un effet social, produit son procès, à tous les sens du terme. Dans ces conditions, un texte est littéraire (et son auteur innocent) quand il ne produit que des effets de réel (et non des effets sociaux), effets de réel que certains prennent à tort pour des effets sociaux. S'il atteint ou s'il "touche" pour de vrai, alors ce n'est pas de la littérature, car la littérature ne doit rien produire d'autre que de littéraire. L'écrivain est condamné parce qu'il n'est pas écrivain, et l'on ne peut être pleinement reconnu comme écrivain que si l'on écrit des textes à effet social nul.

  Mais quel écrivain voudrait être comme un innocent ? Quel écrivain ne préférerait pas être coupable plutôt que d'être nul, ou à effet nul ? Personne n'a oublié que les deux plus grands auteurs du XIXe (Baudelaire et Flaubert) furent condamnés, si bien qu'être soi-même condamné, c'est plutôt bon signe, même si l'affaire pour laquelle on l'est n'a rien à voir avec la choucroute Bovary. Et puisque la condition pour que les textes soient reconnus comme littéraires est qu'ils comptent pour du beurre, leurs auteurs veulent, au moins, obtenir pour eux-mêmes un effet social non-nul - en l'occurrence, être médiatisés.

  Samuel Rochery écrit, à propos de boxe, que «l'hygiéniste ne comprendra pas qu'un Myke Tison puisse réellement penser et dire au micro d'un journaliste qu'il est là pour tuer son adversaire, quand même l'envie de tuer dans le cadre du sport (qui n'est pas le cadre de la rue) est exactement ce qu'il y a d'authentiquement sportif (au sens de Brecht) dans sa démarche. »Je dirais que ce qu'il y a d'authentiquement littéraire dans la démarche d'un écrivain, ce n'est pas l'envie de produire des effets de réel comme on produit des effet de manche au tribunal, mais l'envie de faire, pour de vrai, de la vérité, dans une société globalement hygiéniste en matière de littérature.

  Reste à savoir ce que signifie ce pour de vrai dans un médium dont on n'a cessé de dire le caractère illusoire, le "mentir-vrai" etc, dans une discipline artistique, aussi, que le roman résume presque entièrement et où l'art de la fiction a bouffé le document (il n'y a pas de répartition 50/50 dans l'indistinction valorisée aujourd'hui entre "réel" et fiction, il y a que la deuxième tend à digérer le premier). D'une certaine manière, on en est au stade terminal où les journalistes les plus rigoureux, les plus soucieux de reporter (je pense à Florence Aubenas) empruntent les codes du roman parce qu'à nos sens, ces codes seraient les seuls susceptibles de rendre lisible, publiable et public, un fait réel (la réalité de fait de l'exploitation et de la domination dans Le Quai de Ouistreham, par exemple). Mais comment établir la réalité d'un fait en contexte romanesque ? Quand la personne rencontrée devient ipso facto un personnage de littérature-réalité ? Dans cette idée que la nudité descriptive se suffirait à elle-même, la langue de rédaction, transparente, ne dissimulant aucune charge, demeurant neutre parce que la plus "plate" et ordinaire possible. Or la forme-langue n'est jamais idéologiquement neutre. Il y a des langues "froides" peut-être plus à même de serrer la cruauté de quelque chose, mais la langue du roman-reportage n'est pas froide, pas de cette froideur-là : elle se doit moralement à une certaine empathie avec son sujet - ne serait-ce que pour faire oublier qu'il est là, au livre, un objet ; de la chair à phrase, au mieux. Et si l'on demande systématiquement à l'auteur ce que sont devenus ses personnages, s'ils sont vraiment comme ceci ou comme cela dans la réalité, et s'il continue à les voir aujourd'hui, bien après la nécessité du livre, est-ce que ce ne serait pas justement parce que ce ne sont que des personnages qui ne seront jamais des personnes ?

  Il y a quelque chose de délicat (sensible), à laisser au lecteur le soin de s'indigner ou de se révolter de la situation qui leur est faite (ne serait-ce que pour éviter la lourdeur de la littérature militante, qu'on ne lit plus depuis cinquante ans puisqu'elle n'est plus écrite depuis cinquante ans - mais c'est comme la littérature d'avant-garde : on en a toujours peur, par principe, comme on avait peur de l'homme au couteau entre les dents), mais du coup, on en vient à décrire l'ordre social existant comme le seul ordre connu et connaissable, et cet ordre de fait est au fond le seul crédible, celui auquel on doit croire en tout cas le temps de la lecture, puisque celle-ci dépend de la croyance au récit (il faut suspendre toute incrédulité pour pouvoir se plonger dans l'histoire). L'impossibilité de mettre en doute le récit contamine la possibilité de mettre en doute l'ordre social - on le critique, on le condamne, mais on perçoit mal ce qui pourrait être s'il en était autrement ; on perçoit mal qu'il pourrait en être autrement. Le texte est coincé dans ce que Jameson appelle sa performativité idéologique (soit : le compte rendu plus ou moins juste de ce qui est comme allant de soi). Les littératures valorisées (ie. les romans qu'on commente) sont baroques - un roman luxuriant qui substitue au monde un autre monde, le sien, c'est-à-dire rien que le nôtre, mais réenchanté par les super-pouvoirs de l'écrivain et de sa langue germinative -, ou bien sobres, tentant de susciter en creux, par soustraction de "littérature", le monde tel qu'il est, dans la brutalité des rapports de production et des relations sociales, ou le même monde en pire, aggravation sensée mieux révéler ce qui ne va pas. Mais qu'elles soient sobres ou baroques, ces littératures béent, d'horreur ou de fascination, dégoûtées ou lyriques ; peut-être captent-elles quelque chose de la sidération vague qui nous retient, à laquelle on ne répond pour le moment, en général, qu'en ruant dans les brancards, ou en parcourant indifféremment le spectre des possibilités politiques réalistes logiques, de l'ultra-libéralisme au socialisme local, toutes combinaisons revues les unes après les autres ou tombées au hasard comme au bandit-manchot.

  Il y aurait une position éthique de la littérature qui nécessiterait qu'elle n'en rajoute pas, ni dans la langue, ni dans les faits, par attention aux choses, ou preuve de son attention à autre chose qu'elle-même, pour se racheter du péché moderne de s'être prise elle-même comme but ultime et but propre, à ce qu'on raconte, et du péché post-moderne d'avoir tout saisi comme texte, d'avoir abandonné la quête impossible du réel et la quête du réel impossible pour nous vautrer tous dans le simulacre, à ce qu'on raconte. Cette littérature de constat (ou cette vision "constative" de la littérature) barre les lectures projectives et la dimension projective de l'acte littéraire. La littérature n'a pas produit que des récits compensatoires et, somme toute, la matrice principale de nos textes, les Evangiles, n'est pas de type compensatoire mais de type utopique. C'est loin d'être seulement, en tout cas, une littérature qui console et qui calme. Si l'on m'accorde que la littérature pense un peu, même quand elle ne pense pas à penser (cf. les romans "à thèse", ou leur version actuelle : les romans de gare à thèse, et tous les S.A.S glosés par le déclin de l'Occident - pas envie de citer un auteur connu), je rappellerais bien ici qu'elle n'a pas fabriqué que des récits alternatifs mais aussi des expériences de pensée alternatives, des propositions de bifurcations (le Cendrars du Lotissement du Ciel aussi bien que celui de la Prose du Transsibérien, par exemple - et cent autres). Le nom de l'aventure n'est jamais donné au début des livres médiévaux, où l'aventure n'est pas que celle du livre mais le traverse pour s'aboucher au monde et à la vie allégorique et symbolique qui s'y joue. Et à la vie pratique (une chanson de geste comme Raoul de Cambrai est pleine de problèmes d'héritage). Il n'y a, certes, rien de plus différent d'un roman de Balzac qu'un roman de Sterne ou de Céline et chacun invente à l'intérieur du genre une forme propre, mais pour le moment, et jusqu'à preuve du contraire, le roman que je vois se lire ou se vendre encore est plutôt dix-neuviémiste local, calmant et consolatif, parfaitement ad hoc au dernier capitalisme parce qu'il ne fait pas que s'y adosser, il continue à en être l'une des productions les plus achevées, et les récits excessifs qui entendent le tuer sur le papier l'augmentent - comme les adeptes du Go Fast, officiellement délinquants, sont les entrepreneurs rêvés de l'ultra-libéralisme. Car je ne crois pas que les écrivains d'aujourd'hui, même les plus bénins, soient "innocents" - ou alors à l'insu de leur plein gré... Mais comment, aussi, ne pas inconsciemment désirer enterrer une bonne fois pour toutes une littérature qui n'a plus d'effet (d'effet pratique, d'effet social, d'effet historique, d'effet de vérité), y compris et surtout si l'on l'écrit soi-même ? Comment ne pas vouloir une bonne fois pour toutes, quand on y travaille, fermer ces amphithéâtres vides où errent encore quelques jeunes gens égarés à la recherche du Département de Sciences de l'Information et de la Communication ? Qu'on en finisse, personne ne le dit, mais c'est comme si c'était fait, se dit-on, pour magiquement repousser le moment où c'en sera fini, vraiment. Que la littérature agit, et non pas seulement pour elle-même ou son cercle de croyants mais au dehors, nous (lecteurs) n'avons pas de mal à en assurer la ferme conviction : nous ne cessons d'en faire l'expérience. Mais que l'acte littéraire en soit un, et qu'il soit symboliquement et socialement actif ou puisse l'être, que la lecture de certains textes relève de l'expérience qu'on fait et, s'ils sont bons, mène à la pleine et entière possession de cette expérience et ce, jusqu'à nous pousser à agir ailleurs que dans les livres, je crois que pour la plupart, nous ne parvenons pas à le transmettre.

  N'importe quel texte est idéologiquement chargé - Katherine Pancoll autant que les autres - : ici, cela va sans dire. N'importe quel objet littéraire est politique - Jeanne d'Arc aussi bien qu'un savon, Ponge l'a assez montré - : ici, cela va sans dire. Enfin, ça allait sans dire, et ça va de mieux en mieux en le disant. Parce que j'ai toujours pensé qu'écrire deux cents pages sur les chaussures était un acte politique suffisamment évident pour que je n'aie pas à le redire autrement que je l'avais dit en l'écrivant. Mais rien n'est (devenu) moins sûr. Un livre ne paraît pas seul : il sort avec tous les autres, quels que soient par ailleurs les grands écarts commerciaux. Un livre comme Chaussure sort avec Attentat d'Amélie Nothomb, avec le best-seller de Delerm et avec un Bobin encore, vraisemblablement, avec le Brett Easton Ellis ou le Murakami de l'année ; avec. Ça ne s'apprécie pas tout seul mais par rapport et en relation avec tous les autres et en rapport avec le "tout autre" (qui ne l'est pas), en relation avec le président de la République de l'époque, les licenciements de l'époque, la canicule de l'époque, les frappes chirurgicales et les guerres oubliées de l'époque, les robes, les planètes, l'agriculture. Au fond, le contexte d'appréciation (passé et présent) me semble plus important pour saisir politiquement (ie. sensiblement) quelque chose, que le "retour" en masse du référent. Donc, je pensais qu'écrire Chaussure suffit. Mais j'ai compris, à la sortie de Tomates (qui revenait sur l'affaire de Tarnac et la période Sarkozy) que la thématisation était (redevenue) indispensable : le livre, pour être politique, devait parler de politique. Si, pour être politique, on doit parler de politique, alors c'est qu'on ne comprend pas grand chose au politique (ni même à la politique). Cependant, même ailleurs qu'ici, tout le monde le sait, que ce n'est pas parce qu'on parle de politique que c'est politique, tout le monde le sait ailleurs que dans la littérature ; dans la littérature, on est obligé de le dire. C'est un peu crispant mais voilà, on revient de si loin, à ce qu'on raconte, on a tellement péché par indifférence au référent, que pour parler de chômage dans un livre, il faut un chômeur, pour parler de dictature, il faut un dictateur, pour parler de domination, il faut des dominés avec leurs papiers de dominés, leurs noms, leurs adresses, leurs numéros de téléphone, le descriptif de leurs têtes et de leurs doigts - bref, il faut faire un travail de police et d'identité judiciaire (sans doute le juste retour du travail romanesque des procès-verbaux, ou de l'imagination vive dont firent preuve la ministre de l'Intérieur Alliot-Marie et la DCRI à la fin des années 2000) .

(...)

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