Ecrase-mémoire, Justin Delareux, 2 par Nathalie Quintane
Les gaz : voilà une expérience marginale, voire quasi inédite, dans le texte dit poétique entre 1987 et 2015 (en gros) et qui s’est depuis multipliée à la fréquence où les grenades sont tombées sur les têtes ces dernières années.
Ecrase-mémoire, en parle :
Il s’agit de corps gazés par d’autres corps. Vous, malhonnêtes, viendrez rétorquer que la police ne gaze pas afin de tuer les masses présentes, quelle funeste vision de la vie avez vous. Gazer une foule, ce n’est pas la repousser ou la disperser, c’est lui nuire. Ce n’est pas l’ordre qui est maintenu, c’est la terreur.
Les choses sont dites. Pas toujours si clairement, pas toujours de manière aussi assertive (donc déterminée), mais tout de même le ton d’ensemble est celui-ci. Y a-t-il volonté de faire efficace, d’avoir un impact ? Depuis qu’on répète, ce qui est avéré, que la langue est performative (dès qu’on entend qu’elle le soit), on espère toujours qu’elle va l’être dans le bon sens, au moins un peu, et on y bosse. Aussi les poètes sont-ils dans ce domaine les plus grands enthousiastes. Marteler, par conséquent.
Tenir ici, construire des portes de sortie. J’essaie de tirer mon corps hors des nasses quotidiennes, c’est chaque jour une nasse d’exception, un nouvel enfermement préventif. On exhume les vieux poncifs démocratie et république pour justifier l’attelage et le déploiement léger de 25 tonnes de blindés là où l’on ne peut plus voter.
Il y a une généalogie, dans Ecrase-mémoire : Rimbaud-Ducasse via Gleize, Delareux en étant le dernier état provisoire, le plus décanté — ad hoc à l’époque, ce temps où la clarté radicale des discours rafale la mise, pardon, rafle. Delareux opère dans des chicanes qu’il créé lui-même en paragraphes courts. Il met du jeu (non joueur cependant) dans les doxas autonomes. Mais les Totos entendront-ils ce texte de lutte ? L’erreur d’adresse, s’il y a erreur, est de toute façon dans le contenant ; ce qui (nous) sauve, en partie.
À la fin, avant neuf photos saturées de brume ou de gaz, il y a un montage collectif de phrases flambantes et contredites, à la Ducasse :
La poésie ne sert pas aux besoins. C’est toujours autre chose. Nous n’avons pas le temps de rêver. Une certaine habitude de ce vide façonne nos esprits de jour en jour.
Les Poésies n’ont jamais pu prêter leur violence fondatrice. Elles nous obligent à les refaire. Dans le cadre du livre de Delareux, elles sèment le trouble.