Spinoza de Giuseppe Rensi par Philippe Di Meo

Les Parutions

14 févr.
2015

Spinoza de Giuseppe Rensi par Philippe Di Meo

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Un grand brûlé de l’histoire

 

    Si l’histoire peut être envisagée comme un vaste incendie, Giuseppe Rensi (1871-1941) est l’un des grands brûlés de l’histoire. Son parcours, si complexe, est à cet égard symptomatique de toute une époque, et, peut-être, à bien des égards, encore de la nôtre. La philosophie puis la politique furent pour lui, dès le lycée, des passions aussi précoces qu’ardentes. Il faut rappeler à grands traits son itinéraire sinueux mais cohérent et riche en idées originales selon toute évidence pour partie encore valables aujourd’hui.

    Inscrit au Parti socialiste, il prit ainsi la direction du journal La Lotta di classe à l’âge de 24 ans tout en collaborant à diverses publications de cette mouvance. Après la sauvage répression des grandes grèves de 1898 écrasée dans le sang et à coups de canon, Rensi dût s’exiler en Suisse. Ayant acquis la nationalité helvétique, il fut le premier député socialiste du Tessin. Ce séjour, qui devait durer dix ans, influença durablement ses idées politiques.

    Partisan de l’intervention de l’Italie dans la première guerre mondiale, il rompt avec le Parti socialiste en 1914 tout en publiant des ouvrages empreints d’un néo-idéalisme transcendantal dans lesquels, certain élitisme appuyé, si caractéristique de l’homme et du penseur, omniprésent jusque dans son Spinoza de 1929, est clairement décelable. Cependant, la guerre fit voler en éclats ses convictions idéalistes. Les combats avaient mis à mal sa foi optimiste dans l’universalité de la raison. Il eut la révélation d’un plurivers, autrement dit, de l’affrontement irréfrénable de points de vue opposés. C’est le thème de : Filosofia dell’autorità (1921). Cette autorité politico-éthique qu’il quêtera sa vie durant tout en glissant insensiblement mais sûrement vers un scepticisme voué à s’accentuer au fil des ans qui effleurera bientôt la poésie.

    Cependant, dans un pays qui inventa l’avant-garde, comme tant d’autres intellectuels qui voulaient mettre en mouvement une nation sentie comme par trop immobile, songeons à Marinetti, il nourrit un temps une sympathie pour le fascisme avant d’en devenir un adversaire acharné. Il fut l’un des douze seuls professeurs d’université à refuser de jurer fidélité au régime mussolinien et, comme tel, il perdit sa chaire. Il connut alors la prison dont un subterfuge le tira : l’annonce de sa prétendue mort qui effraya le pouvoir en place.

    Dans la spéculation du philosophe, l’espérance, ou désir, conçue comme médiation entre réalité et irréalité, puisqu’il s’agit d’un objet non réel, est une sorte de pathologie qui atteste d’une incapacité à accepter l’inexistence de l’objet de la croyance et finir par identifier de façon délétère désir et réalité. Ce pourquoi, religion et politique font bon ménage hier comme aujourd’hui.

    Dans le plurivers, il n’est non plus aucune vérité. Le fait que la philosophie ait une histoire plaide contre cette prétention et la discipline elle-même. Cette histoire n’atteste-t-elle pas de l’échec d’une définition de la notion de vérité ? L’histoire s’offre donc comme un champ clos irrationnel où s’affrontent des forces contradictoires. Nous sommes loin de l’hégélianisme de ses débuts. Confronté à l’histoire comme citoyen, militant et théoricien, il parle d’expérience. L’historicisme est l’ennemi logique d’une conscience ainsi faite. Les systèmes philosophiques sont pour lui des prévarications illogiques.

    L’œuvre de Spinoza sollicite Rensi dans la mesure où il y relève l’absence de l’histoire. Dans l’Être spinozien, il n’est de temps, ni d’histoire, ni d’évolution : "un tout contemporain, intemporel, dans un moment ou présent unique". Tout est éternel produit de la cause éternelle. Tout ce qui est a été déjà été et sera de nouveau. Il n’est ni bien ni mal, mais simplement imperfection. Seul l’Être est parfait. L’Être n’est pas de l’ordre de la raison pure et absolue, c’est un ensemble de faits. On ne saurait parler d’une raison unique nécessaire et absolue, mais de nombreuses raisons possédant leur propre vérité. Une "activité utilitaire" seule existe. Faire de Spinoza un "utilitariste absolu", autorise le congé de l’histoire et l’évidence de son irrationalité foncière.

    Alors, le vécu éthique se matérialise dans un "comme si" : "c’est l’éthique pour l’homme comme si son essence était la passion pour la vie intellectuelle". Dans les règnes de l’Être, c’est donc l’esthétique qui témoigne d’une morale à chercher comme désir supérieur et plus élevé que d’autres. Éventuellement. Et d’en appeler discrètement dans son texte à Pétrarque, Leopardi et Maeterlinck. D’où il ressort que la grandeur de Spinoza est celle d’un scepticisme éthique, de l’inexistence d’une morale pour tous et celle de la vie spirituelle comme bien suprême. Chez Spinoza, la réalité se trouve tout ,bonnement déspiritualisée, elle n’a pas de finalité, en son sein aucune téléologie n’est identifiable. La nature ne s’enferme pas dans les lois de la raison humaine mais dans une infinité d’autres et celles-ci sont inexplicables. L’Être est et demeure cause de soi et cause libre de toute chose.

    Rensi désigne les faux semblants des quelques bataillons de théologiens laïcs, mais tous fils de pasteurs, les philosophes de l’histoire, grands prêtres d’une prétendue "raison dans l’histoire" qui a durablement armé idéologiquement les exactions de tous bords du siècle dernier.

 

 

 

 

 

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