Robert Liddell, Cavafy, une biographie par Philippe Di Meo

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31 mai
2022

Robert Liddell, Cavafy, une biographie par Philippe Di Meo

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Robert Liddell?, Cavafy, une biographie

         Turc, le patronyme de l'auteur signifie trivialement « cordonnier » quand la famille, aussi loin qu’on puisse remonter, provient des confins arméno-perses. Au XVIIIème siècle, un ancêtre, Jean Cavafy, fut gouverneur de Iasi en Moldavie. Un autre obtint, ou se targua, d’un titre de noblesse autrichienne. Quoi qu’il en soit, en 1834, Pierre-Jean, le père du poète, natif de Constantinople, créa une entreprise prospère en Angleterre. Sa femme fut la fille de l’ambassadeur de Grèce depuis peu indépendante. C’est dire. Après le décès de sa première épouse, il s’allia à une prestigieuse famille phanariote, les Photiadès. Le jeune Constantin Cavafy s’en souviendra qui signera un temps son œuvre d’un « F », rappelant de façon codée sa lignée maternelle.

Ces années frotteront le jeune homme à la grande littérature anglaise classique et moderne, de William Shakespeare à Oscar Wilde. Au reste, selon ses contemporains, toute sa vie, Cavafy parlera grec avec une pointe d’accent indéniablement anglo-saxon.

         La légende veut la famille ruinée après la disparition du père de neuf enfants en 1870. Si cette disparition entraîna le déménagement des Cavafy en Égypte, peut-être faut-il relativiser car Robert Liddell nous dit que la mère du poète tint néanmoins à recevoir chaque mercredi la « bonne société » d’Alexandrie. Et cela, jusqu’à sa mort, en 1899. Dans la ville, les Grecs y étaient, il est vrai, favorisés par le vice-roi modernisateur Méhemet Ali, Albanais originaire de Kavala (Macédoine grecque).

         Le futur poète s’était transporté un temps à Constantinople, ville d’Hariclée, sa mère, peu avant les émeutes nationalistes de 1882 puis une seconde fois encore. Il semblerait qu’il y ait découvert sa sexualité dont le rôle n’est pas mince dans son œuvre. Quoi qu’il en soit, il fera définitivement retour dans sa ville de prédilection en 1885.

D’abord oisif, comme tant d’autres jeunes gens de son milieu, il sera un temps courtier en bourse puis employé bénévole auprès de l’Office d’irrigation, pour lequel il réalise notamment des traductions, avant de finir par être embauché et de monter en grade.

Dandy invétéré, tiré à quatre épingles comme il se doit, un brin hautain, très regardant, l’homme est selon des témoignages concordants des plus introvertis avec un penchant pour les boissons fortes. Il n’y a qu’à voir les photographies que nous connaissons de lui. À de rares exceptions près, rarement gêne manifeste ne nous a été mieux communiquée par cet art. À les voir, on l’imaginerait volontiers taciturne et rasant les murs. Sa conversation était cependant passionnante.

Et, s’il fréquente l’élite d’Alexandrie, sacrifie à ses rites, il n’en mène pas moins une double vie. Son appétence pour les jeunes et beaux jeunes gens, souvent grecs eux aussi, est bien établie, les confidences qui émaillent ses poèmes n’en font pas mystère.

Cavafy n’est pas un poète précoce. Visiblement Liddell n’a rien trouvé sur ses années de formation qui demeurent mal connues, tout en relevant ses lectures des philologues français et allemands du temps avec un goût prononcé pour les recueils d’inscriptions antiques grecques et romaines dont l’influence sur sa pensée et sa poétique n’est pas à démontrer, tant elle est ostensible. Reste que l’un de ses frères, un autre Jean, fut lui aussi poète. Quelle fut la nature de leurs échanges ? On l’ignore.

Sans perdre son objet de vue, Liddell reconstitue avec brio le cosmopolitisme bouillonnant de la ville. Nous apprenons ainsi, non sans surprise, que cet aristocrate né fréquenta un groupe d’anarchistes révolutionnaires ligures (!) et rencontra Marinetti – natif d’Alexandrie et ayant lui-même, comme Giuseppe Ungaretti, longtemps vécu en Égypte – qui, contre toute attente et toute logique, voulut faire de Cavafy un « futuriste » !

         Europe, Asie, Afrique, les vicissitudes, à leur façon romanesque, de l’archipel familial à travers trois continents, nous introduisent efficacement à une appartenance culturelle largement soustraite à un espace strictement national. Cette réalité a probablement joué un rôle considérable dans l’élaboration de la poétique du poète et notamment de son éblouissante conception du temps.

         Vers la quarantaine, Constantin Cavafy (1863-1933) se met à l’ouvrage, après quelques essais qu’il semble tenir pour dilettantes. Il conçoit également une forme de publication originale par feuilles volantes imprimées, souvent corrigées et recorrigées, qu’il fait un peu circuler. Il en tient le registre scrupuleux qui l’amène à classer minutieusement et sévèrement ses poèmes selon deux grandes catégories : les refusés et les autres.

         Ses deux grands thèmes sont, d’une part, l’illustration de l’amour homosexuel, souvent transporté sans fard ni autocensure dans le registre du sublime, et, d’autre part, une pensée de la temporalité extrêmement originale à ne surtout pas confondre avec une quelconque pensée de l’histoire. Cavafy affectionne une forme de distance au détriment de toute immédiateté implicitement jugée vulgaire et, bien pire, fausse en regard d’un sans fin temporel ironiquement asémantique mais nécessairement instable voué tout aussi bien aux revers de fortune soudains qu’à la répétition inopinée. À le lire, c’est d’ailleurs ce qui davantage fascine. Pour définir la juste résonance symbolique de son imaginaire, rien de plus seyant, semble-t-il, qu’une citation de Pessoa, véritablement très cavafyenne : « Un dieu naît, d’autres meurent ; la vérité ne s’en vint ni ne s’en alla ; l’erreur changea. »

 

 

 

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