Pier Paolo Pasolini, PÉTROLE par Philippe Di Meo

Les Parutions

20 déc.
2022

Pier Paolo Pasolini, PÉTROLE par Philippe Di Meo

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Pier Paolo Pasolini, PÉTROLE

         

FIGURES DE LA REGRESSION ET DU DOUBLE

 

             En 1992, dix-sept ans après la mort de l’écrivain, parut un inattendu manuscrit – imposant par sa taille, intrigant par son propos – laissé inachevé par son auteur.

         Augmentée d’une vingtaine de pages en regard des précédentes publications de 1996 et 2006, une troisième édition française nous en est aujourd’hui proposée.

Le livre est largement fragmentaire, parfois lacunaire, avec tous les stigmates que cela suppose : personnages changeant de nom en cours de narration, passages manquants dont, peut-être un introuvable entier chapitre 21, répétitions diverses, surcharges, corrections, leçons concurrentes, niveaux d’élaboration stylistique inégaux, notes sibyllines, hésitations stylistiques diverses et ainsi de suite.

On appréciera également la publication de la lettre qui accompagnait l’envoi du roman à Alberto Moravia. Pasolini y expose partie de son projet.

Le récit s’organise autour d’un personnage un et double, diurne et nocturne dont les noms, Di Polis et Di Tetis, en signalent l’oscillation caractérisante, celle d’une double identité. Ces patronymes renvoient limpidement à la cité, pour le premier, au monde marin des affects pour le second, dérivé du nom de la Néréide Thétis.

À la même époque, en 1975, Pasolini produit un autre double, une œuvre duelle non moins troublante que son personnage bifide. Il réécrit curieusement son premier recueil de poèmes, La Meilleure Jeunesse de 1954, poème après poème dont il rature simplement négativement le sens. Et il republie l’une et l’autre version contradictoires à la suite sous un nouveau titre : La Nouvelle Jeunesse[1]. D’une certaine façon apparentés, Pétrole et La Nouvelle Jeunesse sont les deux chef-d’œuvre surclassant tout ce que l'auteur a pu écrire auparavant.

Non sans stupéfaction, le polygraphe découvre le mensonge littéraire auquel rien ne semblait le prédisposer[2]. Aussi faut-il lire Pétrole avec ce dernier ouvrage pour en saisir plus finement le mouvement et comprendre comment Pasolini a pu produire deux césures si nettes dans une œuvre qui semblait exclure pareil geste a priori.

Cadre diligent d’une grande société d’hydrocarbures, Di Polis se change aussi à l’occasion en femme. Rationnel, efficace tout au long de ses journées, la nuit tombée, il s’abandonne à une vie sexuelle effrénée. Panique.

Double, le personnage, pose la culture et la nature pour les opposer radicalement soit, le grand thème pasolinien. Conflit que Pasolini tendra à accentuer de plus en plus au fil des ans. Comme si le social était corruption par définition et le monde de l’affectivité bon par principe. Peut-être.

Dans le même temps, ou en parallèle, est esquissée la légende noire mais fondée, de la société italienne des pétroles avec, en arrière-plan, l’évocation de la mort donnée pour « mystérieuse » de son dirigeant du début des années 60, Enrico Mattei, tué dans un attentat maquillé en accident d’avion.

Si pour son personnage principal, Pasolini invente de nombreuses péripéties, pour tout ce qui a trait aux affaires claires-obscures du monde industriel et politique, il s’en tient à un vaste cut up, empruntant pour l’essentiel à l’hebdomadaire L’Espresso et au livre de Giorgio Steinmetz[3], dont il recopie des passages entiers.

Compte tenu de l’état du manuscrit, nous ne sommes pas à même de comprendre comment Pasolini entendait lier ces deux grands pans de son roman.

Au reste, il n’entendait pas donner à son roman la forme habituelle du genre fondée sur un ordre d’exposition linéaire et donc progressif : prémisses, développement, conclusion.

En ce sens Pétrole constitue bien une césure remarquable dans l’œuvre d’un écrivain qui s’était voulu farouchement « antimoderne. » Comme avec La Nouvelle jeunesse, par un tel livre Pasolini change de poétique pour accéder à une « modernité » littéraire imprévue.

De fait, il donne dans une ambitieuse poétique de l’inachèvement supposant notamment un nouveau type d’articulation du texte, désormais dévolue à une juxtaposition d’énoncés diversement autonomes plutôt qu’a une simple progression narrative. Inclination qui autorise la convocation d’écritures de tout type revendiquée dans la lettre citée adressée à Moravia : langue empreinte d’oralité, écriture privée, prose essayistique, langage journalistique, poèmes et autres styles et genres répertoriés ou non. La liste n’est pas exhaustive.

De fait, son ouvrage s’organise en aplats contigus, comme autant de tesselles d’une vaste mosaïque ou autant de vagues et vaguelettes d’une seule et même mer narrative, allant et venant, charriant une infinité de matériaux flottants tantôt immergés tantôt submergés dont la discontinuité est le mode d’organisations spécifique.

Parmi ceux-ci, les figures du double et celles de la régression thalassale se taillent la part du lion.

Au reste, Sándor Ferenczi, le théoricien de la régression psychologique est un des personnages du livre auquel des notes sont également consacrées. Pour ne rien dire des citations de son œuvre.

Qu’on en juge à travers deux exemples. Sur la pelouse d’une banlieue romaine, « en femme », son personnage se donne à une foule de jeunes hommes trop heureux de l’aubaine.

Or, tandis qu’il se donne quasi sacrificiellement à ses partenaires sexuels occasionnels, notre personnage, étreint à deux mains l’herbe sur laquelle il est allongé. Façon pour le romancier de nous signifier combien, dans l’exténuation de ses accouplements répétés, son personnage principal vise rien moins qu’une désintégration de son corps pour atteindre à une fusion-confusion proprement cosmique, tout à la fois tragique et sublime, avec la terre mère.

Non moins poétique, probablement dérivé de la science-fiction, un autre grand thème régressif transparaît avec force. Mais, nous pourrions multiplier ce type de renvois tant l’ouvrage constitue une sorte de vaste encyclopédie de la régression psychologique. De blancs sillages lumineux intermittents viennent régulièrement fendre le ciel. Ce spectacle énigmatique fascine un Polis-Di Tetis abîmé dans leur contemplation.

Dans ces signes lumineux, on peut voir comme une volonté de régression si radicale qu’elle conflue dans d’une image allusive, celle d’une sorte de jet spermatique cosmique implicitement conçu comme le signe de tous les signes du roman et de l’univers tout entier. Celui d’un flux, instable par sa forme mais éternel par son parcours, résumant le vivant. Un vivant inextinguible assimilé à une voyageuse semence ou à un ensemencement primordial.

 

 

 

[1] Cf. Pier Paolo Pasolini, La Nouvelle Jeunesse, Gallimard, Paris, 2003.

[2] Sur ce thème, lire l’incomparable et trop peu connu La Littérature comme mensonge de Giorgio Manganelli, Paris, Gallimard, 1991

[3] Cf Giorgio Steinmetz Questo è Cefis, l’altra faccia dell’onorato presidente, Ami, Milan, 1972. À ce jour, on ne sait toujours pas qui se cache (se cachait) sous ce pseudonyme même si diverses hypothèses ont pu être avancées.

 

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