René Noël, par Philippe Di Meo

Les Parutions

26 nov.
2020

René Noël, par Philippe Di Meo

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René Noël,

PDM Votre monographie critique vient à propos, à un moment où on traduit de plus en plus en France l'œuvre, mal connue, de Khlebnikov parfois opacifiée par son mythe. Pouvez-vous résumer à grands traits son expérience dans le champ de la poésie russe et des avant-gardes du temps ?

RN À vrai dire, Khlebnikov a eu en France des traducteurs peu nombreux, mais de grande qualité, avec Benjamin Goriely en pionnier. J'ai lu pour ma part Khlebnikov à travers les traductions de Luda Schnitzer, publiant en 1967 chez Pierre Jean Oswald une anthologie qui de nos jours circule toujours, ainsi que dans l'édition par Vladimir Dimitrijevic de l'Âge d'homme - dont le fond a été repris par les éditions Noir sur Blanc, éditeur entre autre des livres d'Olga Tokarczuk, avec pour titre de collection, " la bibliothèque de Dimitri " - en 1970 du livre " Le pieu du futur " traduit également par Luda Schnitzer et en 1986, " Des nombres et des lettres " traduit par Agnès Sola. Catherine Prigent, Claude Frioux, traducteur de Maïakovski et auteur notamment d'un mémorable livre sur la poésie de ce dernier " Maiakovski par lui-même, " écrivains de toujours " au Seuil, et Yvan Mignot, Œuvres, 1919-1922 en 2017, livre dont je cite peu les traductions, ayant écrit mon essai en 2016, traduisent eux aussi Khlebnikov depuis des décennies. La lecture de " Khlebnikov, Poète futurien " de Jean-Claude Lanne, 1983, qui par la suite a traduit lui aussi le poète de Kazan, reste le livre décisif, de référence où tous les aspects de la poésie de Khlebnikov, science et littérature - de Pythagore, d'Ovide, de la poésie antique, médiévale, scolastique et renaissante à Jacques Roubaud, ces principes d'équivalence, de transpositions du domaine des mathématiques et de la physique au domaine de l'image, gros-plan, primant sur toute logique - sont minutieusement sourcés, l'auteur précisant que le terme futurien expose combien ce qualificatif sous-entend que les anciennes acceptions du futur sont hors-jeu, subverties en profondeur ainsi que toutes les régions du temps. Geneviève Cloutier quant à elle étudie les contradictions inhérentes à la logique scientifique revendiquée par Khlebnikov, en 2014. Au règne de la quantité d'études enfonçant le clou d'assertions fausses et farfelues touchant nombre d'autres poètes, la qualité des traductions et interprétations des écrits de Khlebnikov, claire et rare, écarte ces écueils de légendes nées souvent d'autres poètes contemporains de Khlebnikov, pressés de renvoyer le poète à des stéréotypes, peu présent à Moscou, ses amis, dont Maïakovski et Mandelstam humains, trop humains, soucieux avant tout de populariser leurs propres mètres, leurs visions du monde, quitte à jouer de leur mauvaise foi, Vladimir Maïakovski lui-même ne promet-il pas à son ami des publications toujours remises à plus tard tout en ne dissimulant pas les emprunts qu'il fait à Khlebnikov quant à lui engagé sur le front de la guerre civile ? Khlebnikov est tout sauf un génie sorti de nulle part. Étudiant en science, c'est là pendant de longues années d'étude, qu'il élabore la révolution poétique, autant par l'autonomie du mot, la culture des racines traduisant l'accélération de l'histoire en greffant des usages et significations a priori étrangères à ces racines, de la même façon que la chimie et l'alchimie précipitent des nouvelles formes tout en évitant le côté Faust, destructeur des atomes, des molécules, tout en privilégiant le désir sous sa forme épicurienne. C'est dire que le futurisme à ses yeux, n'a jamais été qu'une étape logique sur sa route, jamais une fin en soi, ses poèmes épiques, et sa langue transmentale, interprétant les formes et les contenus des épopées et des lyrismes passés, aussi apte à dialoguer avec Pouchkine qu'avec Bourliouk. Les postérités de la langue créée par Khlebnikov, malgré une censure courant des années 20 aux années 80 du 20ème siècle de Gorbatchev, sont très riches, des Obérioutes, de Guennadi Gor, de Guennadi Aïgui à Elena Schwarz ainsi que jusqu'à des poètes nés bien après la fin de la seconde guerre mondiale, nombre de poètes russes s'appuient de nos jours sur les expérimentations et les créations de Khlebnikov pour explorer le réel.

Vous sous-titrez votre études " créations critiques (des mimésis) ". Comment entendre cette déclaration liminaire ? Cette autodéfinition de votre travail ?

Créations critiques, c'est à dire critères, rythmes, noms, ensembles, ce n'est plus du matériau existant revu à la marge, contrarié, ironisé ou approfondi qu'il s'agit de s'inspirer. La langue de Khlebnikov, créatrice, puisque c'est elle qui agit et décide, non en organe neutre ainsi que certains structuralistes la détachent du sujet et de l'objet, est faite autant d'hommes, d'humanités, d'affects que de treilles mentales, de structures élémentaires originales, d'objets naturels ou plus évidemment produits par les mains des hommes, qui ne se contentent pas d'emprunter des réalités qui s'ignorent isolées dans le temps, mais y ajoutent les ferments, les énergies qui lient, ni plus ni moins que les forces de gravitation, les systèmes de billes et de graisse sans lesquelles aucune roue ne tourne, les syllabes et les images avec leurs sens modifiés, devenus lectures fécondant de nouvelles acceptions du oui et du non avec toutes leurs variations renouvelées. Khlebnikov à partir des racines des mots, crée les modèles qui proposent de nouvelles unions, gestations et productions de réel nées de matières, d'idées et de textures, de cultures corporelles - peau, chaleur, humidité... des corps animés sous toutes leurs formes terrestres - renouvelant les organisations du monde en profondeur. A partir de là, la logique des humains ne consiste plus à obéir et copier servilement des modèles uniques, éternels, mais de mettre en avant les capacités créatrices et critiques devenus modèles de formes, rythmes, souffles, selon les principes du mouvement et du devenir eux-mêmes, et non de leurs traductions se substituant à eux.

Vous semblez faire du moment " cubo-futuriste " de Khlebnikov le terme de sa recherche poétique. De fait son poème intitulé " Exorcisme par le rire ", par exemple, constitue un point d'aboutissement qui force l'admiration. Cependant, ne relève-t-on pas, comme souvent chez les avant-gardistes, un hiatus entre les déclarations tonitruantes et le rendu stylistique ? Autrement dit, son évolution stylistique est-elle bien linéaire ? N'y a-t-il pas également chez lui des retours vers le symbolisme à des moments inattendus ? Des allers et retours stylistiques vertigineux ?

L'aboutissement ? une étape sur les chemins de ses vues et de ses recherches. Le futurisme, le cubo-futurisme sont des ismes qui percent les murs des faux-fuyants. Des points d'ironie et de défi, car il ne faut pas oublier que la Russie, avant et après 1905 et 1917, connaît de fortes poussées de censures et d'intolérances. Certes, l'évolution stylistique du poète n'a jamais été linéaire. Khlebnikov lorsqu'il crée, interprète, renomme la tradition, métisse les mythes, l'histoire, les légendes, les coutumes, les religions polythéistes et les monothéismes ainsi que chez beaucoup de peuples ces façons de procéder sont monnaie courante. L'histoire invoquée lorsque celle-ci nous apprend que les révoltes contre l'autorité du pouvoir intangible du Tsar ne relèvent pas du rêve, ainsi Khlebnikov évoque-t-il Razine qui réussit presque dans ses tentatives de renverser le pouvoir en place, s'en inspire pour la composition de l'un de ses poèmes les plus originaux, puisqu'il y juxtapose, parfois dans un même vers, des niveaux stylistiques provenant d'époques opposées aussi bien quant à leurs sens, à leurs sonorités, et à leurs tempéraments, mêle le langage parlé, l'argot, les traits stylistiques les plus singuliers et irréductibles les uns les autres afin de faire voir les évolutions de la langue chaotiques et cependant construites aussi bien que des couches géologiques à découvert.

Ainsi, celui qui s'est autoproclamé, non sans grandiloquence, " Président du globe terrestre " s'est également, plus tard, voulu " asiate ", nationaliste, panslave, sans état d'âme, adulateur de la tchéka et au point d'en venir à réévaluer les chefs des envahisseurs mongols pour mieux asseoir un anti-occidentalisme de plus en plus prononcé au cours du temps ?

À cette époque, il ne s'agit pas tant de combattre l'occident, mais de proposer des alternatives politiques à celles des états européens préparant la première guerre mondiale à laquelle nombre de Russes veulent échapper, l'unité supposée du globe terrestre aussi ironique que but sensible, utopie, s'appuie sur une langue commune à chercher pendant des générations, admet Khlebnikov, idiome né de constances structurelles voisines des analyses établies par les linguistes, Jakobson ayant souvent dit et écrit que les créations du poète et leurs conversations avaient été décisives quant aux avancées de ses propres recherches. Khlebnikov, né à Kazan aux frontières de l'Asie, de la Chine, de la Perse et de l'occident, vit au-delà des modes et des préjugés, les mentalités organisant le réel de façon singulière en débats constants s'influencent concrètement au-delà des images d'Epinal, des folklores, des superstitions, des rumeurs, si bien qu'il traduit ces dialogues de la vie quotidienne sur une échelle historique où les sons et les significations des mots d'époques isolées les unes des autres dans le temps se télescopent dans le vers ainsi que Rimbaud l'écrit dans ses Illuminations et tel que Walter Benjamin construit la théorie du choc des objets hétérogènes et de leurs sens séparés dans le temps qui tout à coup s'apostrophent et se critiquent, s'éclairent mutuellement. Ses révoltes ont plus d'un point commun avec celles de Rimbaud qui prend parti pour la Commune contre la monarchie, l'impérialisme, le parlementarisme, Khlebnikov ayant le sens pratique de celui qui sait que les créations des rythmes, des mémoires, des sonorités, c'est à dire des fréquences radio des mots, induisent d'elles-mêmes des subversions des modèles de vie, à commencer par les manières de coordonner des débats, de décider. Les innovations lexicales, loin d'être des affirmations de surface, lancées au hasard, gratuites et projetées vers le dehors, opèrent aussi bien des mues et des changements en profondeurs des sensations et des modes de représentation des sujets, des personnes à l'intérieur de leurs psychés, que des modifications structurelles des modes d'agir et de penser ensemble. Khlebnikov ne cesse de prévenir : " Ce qui manque aux Russes, c'est le sens d'une raison bonne et nécessaire, bien plus que le sens de l'impératif du cœur. Ces pages au style puissant et sévère, proches de Hafez dans leur affirmation de la vie, sont particulièrement belles parce qu'une haute pensée les inspire et qu'elles sont frappées du sceau de l'esprit ",  écrit-il au peintre Matiouchine lui annonçant la mort d'Elena Gouro, poète qu'il admire. C'est son côté occidental, ayant étudié les sciences fondamentales, la physique et les mathématiques avec Pythagore pour modèle, il n'a de cesse lui aussi que d'élargir la raison, de trouver en chaque individu, espèce naturelle, en tout objet, sa part d'invisible. L'inconnu au cœur de la raison, dispersé ou logé en une unité dans son noyau, transforme possiblement alors l'irrationnel en logiques inaperçues, en rythmes nouveaux entre les formes de vie qui affectent, influencent les poids et les orientations de leurs devenirs. Mais cultiver et adopter des traits de civilisations occidentaux et orientaux ne l'empêche pas de chercher une voie tierce, entre orient et occident.

Aussi, Khlebnikov n'échappe-t-il pas à toute définition univoque, comme a pu le pointer subtilement Ossip Mandelstam qui parle à son propos " d'idiot ", dans l'acception grecque du vocable : celui qui est justement lui-même et seulement cela, au-delà de toute rationalité ? Comme tant d'autres avant-gardistes, pourrait-on peut-être ajouter.

Oui, Khlebnikov échappe ainsi que vous l'écrivez si bien à toute forme univoque, lui-même passant au crible le réel par ses observations sur le terrain, ses études, ses intuitions, ses dons de percevoir dans un objet, un propos, une personne donnée, les hétérogénéités dont l'un et l'autre sont faits. "Distance et histoire, le temps lui-même décident et non les événements" écrit-il. Quant à l'avant-garde, c'est une occasion parmi d'autres de lever l'inertie, plus une technique de composition touchant aux usages et aux inscriptions figés que le poète de Kazan met vite de côté en bousculant les lois établies quand, Kroutchonik, entre autres poètes futuristes, répète jusqu'à la fin de sa vie les mêmes procédés qui finissent par devenir mécaniques. Maintenant, cette aptitude à déplacer les grilles de parole et de censure, loin d'effacer la rationalité, la révolte, l'imagine ni plus ni moins que la mystique et l'ésotérisme systématiquement étudiés et agrégés à la raison par Rimbaud qui la crée à nouveaux frais, aussi clairement que les mythes analysés par Lévi-Strauss font voir combien la logique préside aux constructions lentes et hésitantes des façons de nommer les objets du monde et de se situer.

 

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