Theodor W. Adorno, La fonction de la couleur dans la musique par René Noël

Les Parutions

14 oct.
2021

Theodor W. Adorno, La fonction de la couleur dans la musique par René Noël

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Theodor W. Adorno, La fonction de la couleur dans la musique

Notes sur les notes

 

          Thème récurrent de ce livre fait de cours donnés à Darmstadt, d'allocutions et de discours, dont un prononcé à l'occasion du centenaire de Richard Strauss, de notes sur les notes musicales et picturales, le timbre a en allemand deux mots pour le désigner, Klangfarbe, la couleur du son, et Ton, le son en tant que hauteur. Le propos paraît anachronique, souligne Adorno à l'époque où il le propose à son auditoire, 1966, alors que le timbre est à première vue presque oublié. Pourtant il en va à travers lui aussi des rapports réciproques du dynamisme et du statique - La logique nous enseigne qu'il n'y a pas de dynamisme sans moment de stabilité ; là où tout s'écoule, rien ne se passe ; l'accord étrange entre la philosophie d'Héraclite et ses antipodes, les Eléates, plaide en faveur de ce fait ... Chez Wagner, le changement incessant - avantage et faiblesse tout à la fois - aboutit à la mêmeté sempiternelle (Essai sur Wagner, p. 196) -, des équilibres internes, structurels des œuvres d'art, de leurs profondeurs, de leurs inscriptions dans l'histoire et de leurs modifications par l'écoute des auditeurs, elle-même fait social, conditionnée par les rapports de production. Et de fait, la question du timbre deviendra par la suite une question débattue par les compositeurs, conscients qu'il en va là aussi, non exclusivement mais également, de l'apparence au sein même de la composition, du devenir, de la vie même des œuvres d'art, du phénomène, né de la substance du son qui s'en affranchit plus ou moins, selon les périodes, de Wagner, Schönberg, à Ligeti.

 

          La poésie supposée tête du convoi, nerf de tout, de tous les arts, cela ne va pas de soi, chaque art ayant son matériau propre, son irréductibilité, son histoire. L'art lui-même, né de la division du travail, n'est-il pas l'artefact de celle-ci à laquelle les artistes acquiescent unanimement tout en prétendant, pour chaque art et chacun à part soi, dans chaque discipline, venir à bout de cette contradiction et montrer la voie idéale et réaliste vers l'unité de la société ? Toutes les nuances, du mentir vrai à l'auto-duperie du non-dupe sont possibles à partir du moment où le sujet artiste s'affirme à son insu objectif, médium d'un état vrai, plus réel que réel, vrai de vrai absolu figé aux antipodes d'état d'Albiach dont le é, en italique, souligne un mouvement, le devenir inhérent à tout objet. Proches d'exercices d'initiation à la magie où les objets changent de main sans prévenir, ces jeux avec l'apparence niée et néanmoins annexée sans explications, valent pour tout art. L'œuvre wagnérien rencontre cette espèce de biens de consommation du XIX ème siècle, qui ne connaît pas de plus haute ambition que de dissimuler toute trace de travail. (Essai sur Wagner, p. 111) écrit Adorno à propos du Timbre dans les pièces musicales de Wagner.

 

          La somme des arts ne se réduit pas plus à l'art que l'art ne disparaît, anéanti par les irréductibilités de chaque pratique artistique. Le timbre, la couleur des notes ont plus d'une analogie avec la peinture abstraite, l'expressionnisme. Cependant, dès qu'un art en imite un autre, il s'en éloigne, dans la mesure où il désavoue la contrainte de son matériau propre ; et il déchoit en synchrétisme, en vague présentation d'un continuum non dialectique des arts en général. La dédicace de Busoni - " au musicien des mots " - était un cadeau empoisonné pour Rilke : elle touche aussi, avec une exactitude mortelle, ce qu'il y a de mauvais, de bavard dans le lyrisme rilkéen qui en prend trop à son aise avec les significations des mots (p. 140). Adorno a écrit à propos de la poésie et des poètes à maintes reprises, de Heine, Hölderlin, Baudelaire, Rimbaud, Verlaine, Valéry, Trakl à Georg et Hofmannsthal, à la correspondance de ces deux derniers dans Prismes (1955), texte qui fait entendre le kitsch, le désuet, de leurs pratiques à travers la défense de la beauté belle et éternelle figée. À l'histoire, ils substituent les forces originelles, irrationnelles. À la critique nécessaire du déterminisme - établie sous nos yeux par Andrea Zanzotto... - au renouvellement de leurs pratiques, ils opposent la défense d'une subjectivité forcenée, vide de contenus, assiégée par la société, qui se pose en objectivité sans répliques. Leur cécité n'est-elle pas exemplaire, s'interroge Adorno, puisqu'elle les conduit à se persuader qu'ils sont les hérauts de la poésie, du vrai sans répliques, alors même qu'ils travaillent involontairement à sa perte ? Leur manque ce regard pour le timbre, soit les expirations des mots vers des écoutes où ils deviennent, vivent, si bien que les traditions respirent à travers ce qu'elles n'ont pas été. A travers la musique de Richard Strauss, Adorno ne constate-t-il pas que la négation même de tout dynamisme féconde, participe des langages prospectifs de la société dont il est le rejeton ?

 

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