Traité du corail de François Bizet par François Huglo

Les Parutions

10 août
2021

Traité du corail de François Bizet par François Huglo

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Traité du corail de François Bizet

                  Vertigineux. Explorant le corail, Peyssonnel a brisé les cloisons qui séparaient le minéral, le végétal, l’animal et l’humain. Bizet brise un autre tabou, celui qui condamne au nom de Rousseau, ou oppose au nom d’Heidegger, les sciences et les arts que l’Antiquité, la Renaissance et les Lumières avaient su allier. Il renoue avec la Théogonie d’Hésiode, avec Lucrèce, avec La sepmaine, poème « épique, panégyrique, prophétique et didascalique » de Du Bartas (1578) en décrivant comme lui une nature à la fois naturée et naturante, où la petite machine humaine  est insérée dans la grande et interagit avec elle. Désaffublé des oripeaux métaphysiques doublés de poétiques (ou l’inverse), il n’isole pas, n’étiquette pas des « choses » : sa démarche l’apparente moins à Ponge qu’à Hubert Duprat, artiste sans atelier dont la « marqueterie générale » témoigne de « la plus grande solidarité des éléments, même s’ils sont hétérogènes », et de « la force de cohésion de la matière » (Nicole Caligaris, Le jour est entré dans la nuit).

            S’ouvrant sur un portrait ovale de Peyssonnel dont la main tient « en protection presque maternelle » un bocal, « médaillon en abyme » et « bombe à retardement », puis deux préfaces où les « vastes forêts primitives » du corail sont définies comme « superorganisme érectile » d’ « invertébrés tubulaires et tentaculaires », genèse possible de mythes qui « regorgent d’histoires de pétrification », le livre « spongieux » comme la lithosphère « qui fut longtemps tenue pour une forme fixe » assemble quatorze chants alternant, sous le titre « Le grand récif », une colonne de vers (sur des pages non numérotées, car il n’y en a qu’une) et, sous les titres « L’invention du corail », « Ab ovo », « Persée », « Louvres », « De l’exosquelette », « La soufrière », « Répliques », « La logosphère », des répliques en prose (« une voix » répond à « une voix » sans que, la plupart du temps, le lecteur sache si la même voix revient plusieurs fois ou si elle change à chaque réplique, multipliant le nombre des acteurs sur scène).

            Les vers ne sont justifiés à droite et à gauche qu’à la fin de l’avant-dernier « grand récif ». Le plus souvent, symétriques par rapport à un axe central, ils peuvent figurer les contractions et dilatations qui permettent à une colonne de chenilles processionnaires, elle-même composée de chenilles-colonnes, d’avancer. Ou un cyclone, un typhon, forces qui vont. Parfois l’emboîtement des cylindres d’une longue vue. Ou des stalagmites ou stalactites (un refroidissement « fige en glace » la sueur qui dégouline de « la rigole vertébrale », et Peyssonnel « se sent soudain la raideur d’une stalactite »). Ou la colonne torse des baroques, le lombric « transhumant / anabolisant catabolisant / boulottant les restes », les « régurgitant ». Ou les travaux des « potiers du plein », des « souffleurs d’astres », qui distendent « irréversiblement le nerf optique » pour dénouer « haut et fort leurs sacs aux galaxies », ces « spirales », « amas » et « superamas », « vrillons » et « vibrillons ». L’auteur lui-même, si même il y a, est l’ « ouvrier » qui « fait danser devant lui la pièce qu’il vient de retirer du moule ou du tour ». Colonne, l’empilement « seconde par seconde » de chaque « micro-événement physique ». Colonne, l’ « empilement de phosphore et de fer » qui rend possible la station debout. Colonne, le sablier universel, empilement et écoulement de « gisants ».

            Les vers tournent et déplacent une colonne errante, les répliques en prose étendent un rhizome : « Voici donc un livre sans sujet ? (…) Nous sommes bien trop nombreux pour tomber d’accord ». Autre voix : « Nous préférons causer dans le vide et nous accrocher au hasard ». Le métier à tisser, ancêtre de l’ordinateur, peut être regardé comme « un seul raisonnement dont la fabrication de l’ouvrage est la conclusion ». Et autour de la scène où s’échangent les répliques, s’active la machinerie. La « grande tradition des théâtres de machines de la Renaissance » ouvre « la danse des planètes » et « la fête de l’Univers ! ». À l’échelle humaine, « l’engrenage à tout faire » sera « le métier à diviser le travail ». Le « désert » de « nos débuts » est « une espèce de cirque », un « site propice au renflouement de notre théâtre ». Un seul « public », la lumière, « crépitement solaire » et « foudre ». Mais « n’oubliez pas : la matière nous regarde ».

            Peyssonnel, qui voulait donner son nom aux polypes anguilliformes qui ont fait « le tour du monde en quelques coups de queue », est l’un des personnages qui, sur la scène des Lumières, échange avec Réaumur et Buffon des répliques entrecoupées de musique : Couperin le Grand, Domenico Scarlatti, Rameau, Haydn. Rongé par une curiosité encyclopédique, il a étudié la médecine, la botanique, les polypes, « les courants, les volcans, les ouragans, les tremblements de terre, les scolopendres et les éponges ». Toujours la même histoire : une « soupe primitive, une pâte immature (…) ne cesse de lever » et « ne fera jamais que tendre, sans pouvoir s’y reposer, vers sa pétrification totale ». Tel le texte, telle l’écriture. Et « l’homme ne traverse pas les mondes —c’est par eux que nous sommes traversés ». La Maison de Glace de Saint-Pétersbourg permet d’entrevoir l’habitat le plus simple, « coulé dans une éternelle aurore boréale et retenant dans ses murs, comme l’ambre dans l’épaisseur fossile, des milliers de bouts d’écorces, d’écailles et de microlithes », c’est ainsi que les trichoptères d’Hubert Duprat tissent leur précieux étui. Mais les consonnes (spirantes, apicales, « salivaires et verdoyantes », gluantes, conglutinantes, « cette avalanche cacophonique aux faux airs de colloque ») nous ramènent à « l’immense arbre bronchique » dont nous sommes, et à la naine noire « égarée dans ses puits, les bras tendus vers les fonds », au géant dont « une seule inspiration », durant « des centaines de millions de siècles », forme « des mondes » dans « des tourbillons d’air et de pierrailles de tout calibre ». Respiration du « bing » au « bang », du « ploc » au « plouf », de « chiche à broum à bardaboum ! ». Sans queue ni tête mais à queues et à têtes, polyphonie de polypes, encyclopédie de cyclopes, soufflerie, grand récif et grand récit de grandes orgues : quelle aventure ! Avec ou sans nous. Et en nous.

 

 

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