Une amitié poétique, Biagio Marin & Pier Paolo Pasolini par René Noël

Les Parutions

06 janv.
2022

Une amitié poétique, Biagio Marin & Pier Paolo Pasolini par René Noël

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Une amitié poétique, Biagio Marin & Pier Paolo Pasolini

Vents des lagunes

 

            Biagio Marin veut ignorer la Via Crucis qu'il faut parcourir pour parvenir à la Lumière. Il veut y arriver d'un bond, et même, d'un envol. (p. 57) écrit Pier Paolo Pasolini. Le dialecte, graisan, vénitien archaïque, de Grado, Grau en frioulan, situé dans la province de Gorizia de la région Frioul-Vénétie, est le fond, lagune d'où tout poème de Biagio Marin parle, né du sable et du vent. Grado devient en 568 le siège du patriarcat d'Aquilée fuyant la conquête lombarde, le littoral adriatique demeurant sous contrôle byzantin, avant d'être transféré en 1105 à Venise. Est-ce cette conjonction de hasards, qui fait d'un archipel infime un lieu de pouvoir avant qu'il retrouve son anonymat, qui donne aux vers de Biagio Marin une aura transparente, là où la mer déjà engloutit une partie de son sol ferme et isole davantage encore ses terres ? Aux plaisirs et aux jours de Circé, Biagio Marin substitue un ciel fixe, le soleil, le bleu, l'unité indéfectible des mots et des choses que Pier Paolo Pasolini et Massimo Cacciari lisent avec attention.

 

            La monotonie de la répétition des formes, le quatrain, les rimes croisées ABAB, en hendécasyllabes ou en heptasyllabes, observe Pasolini, n'épuisent pas un fil, tel qu'un éclat stellaire constant et néanmoins vif surgi du bord de l'orbe. C'est là que Biagio Marin voit l'image arrivée à son point germinal d'un temps réalisé, d'une continuité éternelle, exemplaire en ce qu'elle se tient en sa région autonome. Le chant particulier d'un dialecte de journaliers, de pêcheurs, n'attend ni ne projette rien d'autre que ce non-dire paradoxal qui ne s'épuise dans aucun oui, aucun non.

 

            Auteur d'une anthologie fameuse en Italie des dialectes Poesie dialettale del Novecento (con versionè a piè di pagina) en 1952, Pasolini découvre Marin en 1949. Les mondes divers et leurs dialectes, répète-t-il peu avant son assassinat en 1975, ont survécu à toutes les tempêtes de l'histoire jusqu'à cette forme particulière de capitalisme qu'est la société de consommation qui arase, uniformise, en échange d'un hédonisme frelaté liquidant agâpé, les désirs. Le poète, auteur de La nouvelle jeunesse (constitué de La meilleure jeunesse 1941-1953 et de son reflet, La meilleure jeunesse 1974, livre répliqué à l'image d'un état mythique, statique idéal, immergé dans le fleuve de l'histoire dont la répétition des mètres, des rimes parfois, des poèmes, située en 1974, accouche d'un cru inattendu, d'une défiguration, d'une torsion du Ier livre, livre écrit en frioulan traduit par Philippe Di Meo) que commente Cacciari, se montre dans ses esquisses d'articles et de critiques autant irrité, ironique, intrigué, qu'attiré irrésistiblement par l'art de composer de Marin qui se tient aussi droit et franc que ces hommes-oiseaux aux couleurs primaires peints par Victor Brauner. La beauté belle, tautologie magnifiée par Marin et saluée par son ami Pasolini, excède une vision du vrai imperméable aux désirs des humains qui s'absente à peine deviné. Claudio Magris et Andrea Zanzotto voient dans le marc des cercles et des cycles itérés de ces poèmes derviches, l'énergie élargie à un éther universel que chaque idiome particulier reçoit en confirmation du sien.

 

            Du monotone égal, proche de l'atone, au morne vif, la poésie de Marin fait le pas latéral. Son ombre, le mouvement, porte sur le dialecte, sur les répétitions des mots eux mêmes dont les arêtes vives, les sonorités, Zornada novenbrina, / grisa e ventosa / e l'isola dei morti silensiosa / soto 'l fastidio de la piuvisina. / Sora la tomba in pira / che par un spetro / i crisantemi ha perso la so siera / tormentài da la piova sensa metro. / Lontan e 'bandonào / caro filgiuolo / fra l'acque túrbie del palù de Grào, / in meso a tanti morti, senpre solo, Journée novembrine, / grise et venteuse / et l'île des morts silencieuse / sous la gêne de la bruine. / Sur la tombe en pierre / qui paraît un spectre / les chrysanthèmes ont perdu leur teint / tourmentés par la pluie sans mètre. / Lointain, abandonné, / cher enfant / dans les eaux troubles du palud de Grado, / au milieu de tant de morts, toujours seul.(p. 162-163), économes et sèches, pigmentent les limites des cours naturels de l'astre solaire journalier, les éphémérides. Vient à l'œil du lecteur l'image inaugurale de l'oiseau suspendu dans le ciel du Septième sceau d'Ingmar Bergman, le premier écho. Osiris en chaque mot, le lot vit dès que les hommes ici-bas créent.

 

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