Voguer de Marie de Quatrebarbes par Tristan Hordé

Les Parutions

08 juin
2019

Voguer de Marie de Quatrebarbes par Tristan Hordé

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On se rapportera, pour le titre et le point de départ de l’écriture de Voguer, à sa présentation par Marie de Quatrebarbes sur  le site des éditions P. O. L  : il est inspiré « entre autres du film Paris is burning de Jennie Livingston (1991) sur la vie des danseurs de « voguing » à la fin des années 1980. ». Voguer succède donc, parus en 2018, au roman John Wayne est sous mon lit et au livre de poèmes Gommage de tête, tous deux également liés au cinéma américain, mais aussi à la traduction de Discipline, poèmes de Dawn Lundy Martin, auteure noire dont l’univers n’est pas très éloigné des adeptes du voguing.

 Les cinq poèmes du livre sont présentés comme des prières : on peut entendre le mot comme la célébration de chaque personnage retenu, son prénom donnant le titre du poème. Les deux premiers sont consacrés à Venus Xtravaganza, transgenre, et à Pepper LaBeija, dragqueen, les deux derniers sont du côté de la littérature — Ninetto Davoli, acteur, a été aimé de Pasolini, Henrich von Kleist est un des écrivains du romantisme allemand lu et relu par Marie de Quatrebarbes ; le troisième poème célèbre un anonyme, un « garçon disparu (…) un soir d’août 2017 », mais il a pour titre un prénom féminin, "Thérèse". La construction apparaît d’autant plus rigoureuse que plusieurs éléments thématiques renforcent l’unité du livre ; ainsi, la danse et les oiseaux très présents dans le premier poème reviennent dans les suivants ; par exemple, dans le troisième, le garçon anonyme dit « qu’il a trouvé refuge dans une maison dont il est l’oiseau » et le quatrième s’ouvre avec l’image de « Nuées d’oiseaux dans les arbres. Nuées folles et folle envie de danser ».

 

Le choix des deux premiers personnages est politique, il rappelle que le voguing a été une forme de recherche et d’affirmation d’identité par des hommes en marge aux États-Unis — les adeptes de cette danse étaient « Jeunes, pauvres, homosexuels, noirs et latinos ». On lit aussi des allusions à la vie contemporaine, notamment à la culture de masse (la saga Twilight, les enfants Fisher-Price), mais aussi au rêve de changer de statut social (être un cadre — un « executive ») ; les luttes pour les droits civiques sont rappelées avec la mention de l’écrivain Jimmy [James] Baldwin. Plus largement, c’est la difficulté de vivre dans les sociétés contemporaines qui est évoquée à diverses reprises dans les poèmes, et tous les personnages pourraient se demander : « Sait-on où l’on est ? »

Voguer, le livre le plus achevé de Marie de Quatrebarbes me semble-t-il, peut être lu comme une longue élégie sur l’image du double ou parfois du trompe-l’œil, sur l’apparence et l’ambiguïté. Venus s’imagine en petite fille et l’un de ses désirs serait de se « déplacer sur un char tiré par des moineaux — comme la Vénus antique. Les « poses des mannequins des magazines féminins (notamment le magazine américain Vogue dans les années 1960, et les défilés de mode) » sont reprises et mises en mouvement par les danseurs de voguing, copie décalée d’un genre particulier d’images qui renvoient au luxe et, donc, à tout ce qui les exclut. Il s’agit dans ce cas d’un double impossible, le corps masculin porte ce qui socialement est dévolu au féminin, sans en avoir les attributs pour être reconnu comme femme, « ils défilent dans des costumes inventés et dansent à l’extérieur de leur corps inventé ». Et MdQ prête au garçon disparu— le poème le concernant est titré "Thérèse" — des propos qui insistent sur l’ambiguïté de tout corps, « il dit mon corps est un mélange d’homme et de femme » — ce pourquoi il donne à sa main la forme d’un miroir dans lequel on rectifie son maquillage. De là, cette proposition : « L’idéal serait de ne plus avoir de corps », que seule la mort rend possible pour annuler l’ambiguïté. D’une certaine manière, Heinrich von Kleist, en se supprimant après avoir tué son égérie, réalise la fusion du masculin et du féminin en les faisant disparaître. Une autre forme du double est proposée par l’introduction de l’automate, susceptible de reproduire les gestes humains, qui « concentre en lui tous les systèmes », et de la marionnette qui mime en déformant plus ou moins. Le garçon-Thérèse est supposé vivre « dans un théâtre de marionnettes » et, à la suite de "Ninetto", il est rappelé que Pasolini a imaginé un Othello joué par des marionnettes auxquels des « comédiens (…) donnent corps et vie ».

Voguer est aussi un livre autour de la mémoire, en particulier avec le poète grec Simonide dont la présence récurrente attire l’attention : ici, il « pleure un vieux souvenir / attablé devant les décombres / d’un festin abandonné aux oiseaux » ; de quoi s’agit-il, que rapporte Marie de Quatrebarbes ? sortant d’un banquet avant l’effondrement de la salle où il avait lieu, il sut donner un nom à tous les corps écrasés parce qu’il « se rappelait les places qu’ils occupaient à table. (…) Et cette aventure suggéra au poète les principes de l’art de la mémoire (…) il comprit qu’une disposition ordonnée est essentielle à une bonne mémoire » (Frances A. Yates, L’Art de la mémoire, Gallimard, 1975, p. 13). On pense notamment dans Voguer aux danseurs qui inventent leurs mouvements à partir d’images et Ninetto qui se souvient de sa vie avec Pasolini, « Parfois, je me demande ce qu’aurait été ma vie (…) »*. Il n’est pas surprenant que dans les fragments de théorie que donne Marie de Quatrebarbes, la mémoire ait une place privilégiée ; ici, c’est une cascade d’auteurs qui se souviennent (« Dans son journal, Kierkegaard cite Leibniz citant Horace ventriloquant Tirésias (…) »), là, si le nuage est le signe même de la beauté, il ne l’est que dans le souvenir puisque, écrivait Brecht (cité)dans un poème, « ce nuage, lui, n’est qu’un instant ». Enfin, dans le tout dernier texte, à la suite de "Heinrich", sont réunis une citation de Simonide sur danse et poésie, et une allusion aux marionnettes et à la mémoire : « Peut-être ne danse-t-on qu’à partir des fils qui nous retiennent, et n’écrit-on que depuis les lambeaux d’une mémoire que l’on récite comme un perroquet ».

Le jeu de la mémoire entre évidemment dans la composition de Voguer. On a signalé la construction autour d’un axe, le poème consacré à celui qui n’a pas laissé de trace ; à côté du  retour de Simonide, il faut ajouter plusieurs éléments thématiques qui renforcent l’unité du livre ; ainsi, la danse et les oiseaux très présents dans le premier poème reviennent dans les suivants ; dans le troisième, le garçon anonyme dit « qu’il a trouvé refuge dans une maison dont il est l’oiseau » et le quatrième s’ouvre avec l’image de « Nuées d’oiseaux dans les arbres. Nuées folles et folle envie de danser », etc.

 

La rigueur dans l’ordre des poèmes est d’autant plus nécessaire que les formes adoptées par Marie de Quatrebarbes semblent hétérogènes à la première lecture : poème récit en prose, prose lyrique construite autour de deux mots, "main" et "moineau", séquences brèves lues à l’oral sans reprise de souffle et séquences plus longues où la voix se repose, vers libres, prose comme en aparté pour des éléments théoriques. On lit dans ces variations une volonté de privilégier le mouvement, le choix d’utiliser les ressources variées de la langue : ce n’est pas hasard si, dans un poème, sont introduits « ô massifs, ô pluriels » : on peut retourner au poème de Ponge** d’où vient cet extrait, il s’accorde aux recherches de Marie de Quatrebarbes :

Ô draperies des mots, assemblages de l’art littéraire, ô massifs, ô pluriels, parterres de voyelles colorées, décors des lignes, ombres de la muette, bouches superbes des consonnes, architectures, fioritures des points et des signes brefs, à mon secours ! au secours de l’homme qui ne sait plus danser.

 

 

* Ce début de phrase est emprunté à Ninetto Davoli ; on en trouvera la suite dans Pasolini, Sonnets, Poésie / Gallimard, traduction René de Ceccatty, 1972.

** Ponge, " Promenade dans nos serres ", " Œuvres Complètes, I ", Pléiade / Gallimard, 1999, p. 176.

 

 

 

 

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