Intime confession par Alain Frontier

Les Incitations

13 févr.
2021

Intime confession par Alain Frontier

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          Quoi qu’il m’en coûte (et puisse m’en coûter à l’avenir), je vais vous faire un aveu. Que dis-je un aveu ? Une confession — intégrale. Approchez vos micros !  Pas la peine de vous bousculer, je m’efforcerai (malgré mon trac, bien naturel) de parler assez fort, assez distinctement, pour que chacun d’entre vous puisse m’entendre. Vous êtes prêts ? Action ! Je déclare donc…    

          …que jamais, je dis bien jamais, je n’ai violé aucun de mes enfants. Non que je fusse en toute chose bon père, on fait ce qu’on peut dans ce domaine, et la vie n’est pas toujours facile. Mais violé, jamais ! Item jamais violé aucune de mes petites élèves lorsque j’exerçais le beau métier de professeur : pas même effleuré du bout du doigt, comme j’aurais pu facilement le faire sans me faire prendre, sous prétexte par exemple d’accord du participe passé, placé avant, ou après, ou quelque chose de ce genre… Jamais ! Et ce n’était pas faute de les chérir, croyez-moi ! Dieux de l’Olympe, qu’elles étaient belles, futées, émouvantes ! Je les revois encore, toutes dans ma tête inoubliées inoubliables, que je pourrais encore appeler chacune par son petit nom : Jocelyne, Laurence, Tania, Béatrice, Sophie, Catherine, Élisabeth… Ni elles, ni mes enfants bien aimés, ni personne d’autre, quel que soit son âge ou son sexe, jamais ! 

          Or, sachez-le, je ne suis pas plus vertueux qu’un autre, loin de là. Je n’ai jamais violé personne, pour la seule raison que je n’aime pas ça, violer. « Ce qui me fait bander ne regarde que moi », déclarait l’ami Prigent… J’aurais voulu écrire cette phrase ! En ce qui me concerne, l’acceptation m’a toujours fait bander, non la contrainte. Vous voulez un exemple ? C’était il y a une cinquantaine d’années… Un soir, très tard, je me trouvais en compagnie de quelques amis sûrs dans un lieu appelé le Nuage (ça ne s’invente pas), nous buvions des gins fizz en écoutant des blues… Le hasard (le hasard vraiment ?) voulut que je fusse assis juste à côté de mon ancienne élève Tania (de Rênal ?). Je lui pris soudain la main. Elle ne la retira pas. Sans doute, me direz-vous, prendre sans permission la main d’une personne est une violence. Mais en l’occurrence, le véritable objet de ma violence n’était pas Madame de… je veux dire mon ancienne élève Tania, mais moi-même, qui suis naturellement timide. La récompense de ma hardiesse fut cette main qui, loin de se dérober, à la mienne s’abandonna. 

          Aujourd’hui, au-delà de la sentimentalité un peu mièvre que réveille mon vieux souvenir, une question me taraude : serais-je une exception sexuelle ? Ma sexualité (ou ce qu’il en subsiste, car je commence à me faire vieux) serait-elle une sexualité anormale et déviante ? Car il faudrait être aveugle et sourd pour ignorer ce que les différents médias nous serinent dans chacune de leurs livraisons (tout de suite après les rubriques « pandémie » et « vaccination des plus de 74 ans ») : que le nombre des femmes (ou des hommes !) se souvenant d’avoir été la victime, un jour ou l’autre, de violences sexuelles croît chaque jour de façon exponentielle et, avec lui bien sûr celui des criminels sexuels enfin démasqués. Et encore se contente-t-on le plus souvent de dénoncer des personnalités connues (écrivains, artistes, journalistes, hommes politiques, curés et moines salauds, directeurs de ceci ou de cela), à cette liste il faudrait ajouter ceux dont on ne parle pas, les anonymes, comme on les nomme pour la raison que leurs noms ne diraient rien à personne. Le résultat est que, paradoxalement, les innocents tendent à devenir l’exception et les coupables la règle — d’autant plus que les crimes en question ne sont pas classés, les gestes, comme on dit, « déplacés » (un frôlement indiscret dans un métro bondé, par exemple) étant comptabilisés avec ceux qui ont ravagé de fond en comble la vie de leurs victimes. À la limite, tous les hommes — sauf quelques rares exceptions — sont des violeurs et des cochons sexuels. La sexualité (en particulier masculine, mais pas seulement) est une cochonnerie et une fatalité. Dans ces conditions, punir ne suffirait évidemment plus, il deviendrait urgent de réformer la nature même de l’homme. De tout faire au moins pour essayer de rompre définitivement avec cette forme insupportable du despotisme et de la barbarie. Et qui sait ? peut-être que peu à peu, très progressivement, d’une génération à la suivante… Ou alors cette soudaine épidémie de dénonciations n’est que vent de folie et dangereux effet de mode.

          Les gens aiment bien punir. Punir donne bonne conscience. Les gens adorent, par exemple, organiser des marches blanches (depuis l’affaire Dutroux, Belgique, octobre 1996), parce qu’elles sont l’occasion de s’attendrir sur soi-même et sur sa belle âme. Rappelez-vous ce qu’écrivait à ce propos je ne sais plus quel poète (je cite de mémoire) : « La population tout entière  descend dans la rue pour publier son innocence. Les gens dans la rue sont pâles à cause de l'innocence. Ils agitent des drapeaux blancs. Toutes les rues sont blanches à cause de l'innocence de la population tout entière. La population tout entière est tétanisée à cause de l'innocence. Les journalistes photographient la population tétanisée… »

          Lorsqu’elles visent un artiste ou un écrivain, les dénonciations pour violences sexuelles ne sauraient être confondues avec le phénomène classique appelé « censure ». Ça, on connaît depuis longtemps : certaines œuvres ont du mal à passer, et la société de ceux « qui ne veulent rien savoir » instinctivement les rejette. Normal. Voyez Sade : « À quelque point qu’en frémissent les hommes, la philosophie doit tout dire ». Entendez : 1° la littérature est une « philosophie », c’est-à-dire une pratique impliquant totalement qui s’y livre ; 2° l’écriture consiste à aller jusqu’au bout, donc à dire ce qui, en dehors d’elle, ne pourrait être dit. C’est pourquoi la liberté de l’artiste ou de l’écrivain est totale et non négociable. Or ce que dénoncent les marches blanches, ce ne sont pas les œuvres (le plus souvent elles les connaissent mal ou pas du tout), mais les personnes. Nul besoin d’être antidreyfusard pour boycotter certains films, si vous voyez ce que je veux dire. L’interdiction dont quelques imbéciles (chaque jour hélas ! plus nombreux) voudraient frapper un livre ou n’importe quelle autre manifestation artistique quand son auteur est soupçonné de cochonnerie n’a rien d’une banale censure (qui frapperait l’œuvre pour son contenu), elle est une punition infligée — par quel tribunal ? en vertu de quel droit ? en vue de quelle utilité ? — à qui aura péché. Conséquence : de quiconque souhaite produire et publier quelque œuvre que ce soit, on exigera d’abord qu’il exhibe un certificat de bonne conduite. — Quoi ! vous n’avez pas de certificat ? N’avez pas honte de vous présenter devant votre public sans certificat ? Espèce de saligaud ! Cochon d’intellectuel !  Intellectuel de gauche ! Gauchiste !...  D’où le protocole observé dorénavant par tout critique, critique d’art ou critique littéraire, occasionnel ou patenté, quand il pousse le cynisme jusqu’à s’intéresser quand même à leurs œuvres. Un paragraphe liminaire, que nous appellerons « de précaution », reproduit  les pléonasmes attendus : que le viol constitue une violence et que cette violence nuit durablement à l’intégrité physique et morale de qui en est victime, que l’inceste s’exerce le plus souvent sur des enfants et que les enfants sont des êtres sans défense, que les actes criminels sont des crimes, et que les taire et faire semblant de les ignorer reviendrait à s’en rendre complice. Cette formalité accomplie (même brièvement, un simple copier-coller suffit), courage ! vous pourrez continuer à penser librement. Comme avant.