Les zozios de Jacques Demarcq par Alain Frontier

Les Parutions

03 juil.
2008

Les zozios de Jacques Demarcq par Alain Frontier

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La grande volière






On pourrait d'abord y aller à vue d'œil - avant même d'avoir écouté le texte (et a fortiori le disque qui l'accompagne). Je m'explique : la plupart des gens s'imaginent que Jacques Demarcq est une espèce de poète sonore - à cause du rebond des sons, à cause des trilles et des crases, des roucoulements et des roulades, à cause des glissades, des échos, à cause aussi des nombreuses lectures publiques de l'auteur et de la qualité de ses performances scéniques. Ce n'est pas tout à fait exact. Jacques Demarcq, avant toute chose, est un écrivant (même si la plume - ou le pinceau ? - joliment crisse et chante sur le papier). Vous me direz qu'il est aussi danseur et acrobate, ornithologue et polyglotte, comme il est tendre et féroce, goguenard et cultivé, et d'une intelligence très supérieure à la moyenne... Je sais ! Mais tout cela était déjà contenu dans le mot écrivant.

…crire, c'est dessiner, voyez les explications dans Chin Oise Ries (les dernières pages du livre). Le devin Ts'ang-Kié contemple les traces laissées sur la terre par les pattes d'un piaf, à partir de ce modèle il invente les tout premiers caractères de l'écriture chinoise. Les signes d'abord furent écrits, qui permirent d'entendre la chose à distance (en différé, comme dirait l'autre) et de faire se lever l'idée (« absente de tous bouquets »). La voix - les grognements, les cris, la tonalité, la musique - ne fut d'abord que la manifestation spontanée (sauvage) d'une émotion autrement indicible.

Une écriture donc. Mais légère !... (d'une absolue non-pesanteur...) et toujours en mouvement, parce que, pour Jacques Demarcq, scripta volant !... (« J'écris pour voler dans les plumes, davantage que pour fixer »), mais telle, cette écriture, qu'elle nous fait entendre sa voix (voyez Prigent, passim). Le rythme est affaire d'écriture tout autant que de voix. Le mot en grec signifie la manière de fluer. Il faut dire ici : la manière de voler. …crire en vers = aérer, et prendre de la hauteur. De l'air, enfin !... De l'espace ! (c'est-à-dire du vide, sans quoi tout mouvement serait impossible - Jacques Demarcq est un présocratique), pour que la lettre prenne enfin son essor, et s'envole ! Rien à voir, bien entendu, avec ce qu'on appelait, il y a une vingtaine d'années, la poésie blanche, où chaque signe était un îlot immobile et dur posé une fois pour toutes sur la blancheur de la page. Non ! ici, « tout est dans la motilité » (Artaud). Les signes ne tiennent pas en place, ils décollent, et se meuvent dans un territoire sans limites. Avec leurs déplacements apparemment imprévisibles, les oiseaux tracent dans l'air d'incroyables figures.

Jacques Demarcq, vous l'aurez compris, est une manière d'albatros en exil, un oiseau glissant sur le patois sot de l'époque... Pas facile à cerner, en tout cas, le bonhomme ! (ce qu'il reconnaît volontiers lui-même : « Jacques Demarcq / quoi qu'ça cache ?... / ton simulacre en syllablablague / qui plaque d'inaptes charabias / sur chaque aria de piaf... »). MOI (« moinous », dirait mon ami Federman) est un espace à géométrie variable, où se rencontrent tous les langages et tous les alphabets. D'où les nombreuses plumes qui lui servent à écrire (c'est-à-dire à vivre, n'est-ce pas) : l'ironie et le paradoxe, la glissade et le rire, la tendresse... et ce va-et-vient entre vers et prose qui rythme l'ensemble du livre. Jacques Demarcq est un conteur nègre autant qu'un danseur syllabique : les pieds sur terre, la tête en l'air, comme un idéogramme chinois.

« Le langage commande la réalité, plutôt que l'inverse ». Autrement dit, si vous désirez savoir qui est vraiment Jacques Demarcq, il faut le chercher après les Zozios, pas avant ! Sinon, vous ne comprendrez pas que sa généalogie n'a rien d'une généalogie sanguinaire (comme il dit lui-même). Papa ? connais pas ! Maman ? tout autant ! Parlez-moi plutôt des livres que j'ai lus (« ... la littérature a formé les meilleures parts de ma personne... »), parlez-moi d'Aristophane ou de Catulle, de Rutebeuf, Dante, Rabelais, Shakespeare, Baudelaire, de Rimbaud et de Mallarmé, parlez-moi de Cummings, ou des paysages de Wang Wei, ou des fresques de Giotto, parlez-moi de Lascaux, oui ! Voilà d'où je suis né bien plus que de Compiègne !...

Donc Les Zozios : non seulement un beau livre, mais un gros livre, dont l'écriture a demandé plus de 20 ans d'effort, de travail, de plaisir et de jubilation narquoise. Jacques Demarcq n'est pas homme à se contenter du prétendu spontané, ni du vite-fait, du non-relu, du non-remis sur le métier. Ne pas tout garder, qu'il aime à dire, trier, jeter l'un petit peu moins bon et ne garder que le meilleur. Résultat : 340 pages de poésie bien pesées !... Et je ne dis rien de l'impression et de la fabrication ! Une précision incroyable, dans les alignements, les décrochements, le dessin des lignes, la place de chaque signe. Il était temps : marre des petites plaquettes et du travail bâclé !... Bonheur du lecteur garanti - même s'il aura besoin de pas mal de temps pour véritablement tout lire, je veux dire : jusqu'aux moindres détails ! Un lecteur n'est pas un consommateur, il prend son temps. L'auteur le respecte, lui fait confiance. Merci, Jacques, de nous avoir donné ce livre. Nous l'attendions - depuis toujours.

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