591 n°14 Ce qui est… de Jérôme Duwa  par François Huglo

Les Parutions

16 avril
2023

591 n°14 Ce qui est… de Jérôme Duwa  par François Huglo

  • Partager sur Facebook
591 n°14 Ce qui est… de Jérôme Duwa 

 

            Comme Walter Benjamin avait déclaré le faire « dans un texte paru la première fois en français dans L’Humidité n°25, le dernier de la série », Jérôme Duwa « déballe sa bibliothèque », plus exactement son pan Jean-François Bory, devenu pavage non pour un cheminement (« au diable les Holzwege heideggeriens »), plutôt comme « un flux de la conscience artistique la plus divergente et sinueuse », inspirant « une immense pitié envers tout ce qui aspire à la verticalité prétentieuse des cimaises ». Le déballage horizontal de la revue exposée à l’Enseigne des Oudins, puis mise en page dans L’Humidité, une rétrospective (591 hors série) s’étend, s’étoile plutôt, dans ce n°14, selon cette « autre manière de recommencer » dont Gilles Deleuze parlait à Claire Parnet : « reprendre la ligne interrompue, ajouter un segment à la ligne brisée ». Pour en finir avec l’origine, Bory a « multiplié les points de recommencement à travers Apollinaire, les futuristes, Pound, Roussel, pour ne citer que quelques repères parmi les plus visibles ». Avec Duwa, cela continue. Il prolonge « le plaisir du texte, sa jouissance par des notes, des post-scriptum, des addenda ». Il prolonge « la vie du livre dans un monde où les puissances de l’information déterminent de plus en plus efficacement et brutalement ce à quoi l’on doit être attentif ».

 

            Lire est en effet recommencer, « ou mieux, faire l’expérience du livre selon JFB revient à s’exposer à l’autre chose ». C’est recommencer après. À sa Bien-Aimée qui, dans Japon, le retour, lui demande s’il a écrit « Des calligrammes comme Apollinaire ? », il répond : « Comme, je ne crois pas, des calligrammes APRÈS Apollinaire, simplement ». Chercher des initiateurs reviendrait « à tomber dans la fascination de l’origine », et les répéter à confondre le langage humain avec ce qu’on appelle improprement l’intelligence artificielle, alors que le livre est une occasion d’ « incalculables instants » (Le Cagibi de MM. Fust et Gutenberg, 2003). Dans un chapitre intitulé « du psittacisme », Jérôme Duwa se réfère à la lettre de Descartes au marquis de Newcastle, qui « permet de soulever la question de la spécificité du langage humain ». Le toucan offert par Bory à Barthes dans le n°18 de L’Humidité pour faire son portrait « en philosophe » garde son langage en réserve comme le corbeau de la fable tient un fromage qu’il ne mange pas. Le langage, qui laisse tomber le réel, ouvre le large bec des possibles.

 

            Jérôme Duwa « dans les salles Du Wallraf-RichartsMuseum de Köln », s’arrête « devant un tableau de Pieter de Hooch » contemporain de la lettre de Descartes qu’il citait. Portant le titre de couple au perroquet, il « lève le voile sur notre intimité native avec le langage », laisse « entrer juste ce qu’il faut de la douce lumière extérieure » pour montrer « l’espace propre du discours, non loin du travail et du lyrisme ordinaire, soucieux avant tout de répétition ». Même s’il « n’y a plus rien à dire, pas de message à faire passer », même si « trop a déjà été exprimé », il y a « à jouer, à jouir », à « faire que quelque chose arrive du langage », fût-il, ajoute Roland Barthes, « décroché, mimé, ironisé ».

 

            Chacun des seize textes, finement illustrés, de Jérôme Duwa, est un portrait de Jean-François Bory nous embarquant, comme celui de son ancêtre embarque Haddock, à bord de ses livres-aventures-licornes. Composé en 1978 sur Varityper 600 permettant, bien avant l’ordinateur personnel, de jouer avec les polices de caractères, achevé plus tard, Le Grammophone de Noé (A.D.L.M.N. 2020) complétait la Genèse pour transformer en arche des possibles un musée flottant des espèces passées. Tohu-bohu dans le conservatoire : Bory permute « le bon ordre divin », fait miauler l’éléphant, couiner l’adjudant, ricaner la canalisation. Mais il rejoint Noé dans « l’ivresse fluide », qui tisse au point de jonque et de jonction « cet étrange sentiment d’humidité, si caractéristique de l’Asie durant la mousson : tout est flou, vite enivrant, inaccoutumé, comme "une cinquième saison du monde" ».

 

            Le titre choisi par Jérôme Duwa est tiré d’une formule qui le renvoie de L’Humidité à L’Archibras et à Jean Schuster à qui il a consacré un livre : « Ce qui est… ignoble, radieux, dialectique, désolant, freudien, habile, apprécié à sa juste valeur, gai, ténébreux, sot, lucide ». Réversibilité du temps : Marinetti brosse « par anticipation le portrait de l’auteur JFB » quand il renie, en 1910, « les symbolistes, derniers amants de la lune », et oppose « à la poésie du souvenir nostalgique » celle « de l’attente fiévreuse ». Plus loin, « Roussel fait un clin d’œil posthume (c’est assez difficile  à réussir) et noachique à J.F.B. ». Ce « règne de l’homme aux racine coupées » déplairait fort « au grand mage d’Être et temps et de L’Origine de l’œuvre d’art » ! Les « impertinences » du « retour au passé » sont les épines de la « typographie barbelée » que Bory offre à la « Mignonne » de son Ronsard revisité (Le Cagibi). Car « le réel est un buisson épineux / à la frontière d’un désert » (Les moustaches de Lope Vega dans les cheveux de Dorothy Parker).

 

            Duwa se promène à Venise avant de la traverser dans Un été avec Apollinaire (2009), de « se laisser aller à cette exaltation élargie du sens de la vue par le lecteur d’un calligramme », et de « perdre le sens : celui de la lecture ordinaire, celui du livre qu’on doit faire tourner entre ses mains ». On le retrouve lisant Japon le retour (2004) « au bord d’une piscine à Nevers pour une journée de début août », y trouvant abolie « l’idée ténébreuse et proprement occidentale (j’allais dire faustienne) du néant. Chaque calligramme comme un temple japonais constamment remis à neuf célèbre le présent ou la présence au monde ».

 

            Dans Pluies à Manaus (2010), le mot pluie est recomposé comme la lumière par le prisme. Sgowefygtom ! Sgowefygtom ! (même année) ouvre « le voyage du langage », pour « Finircommencer ». Trêve de «"dramatisation" structuraliste (mort de l’Auteur, son remplacement par le lecteur). Le Présent « est peut-être le ou l’un des projets de JFB : "C’est cela qui s’étale dans ce livre" (Pound provisoirement posthume). La littérature ne peut qu’en tenter la restitution, comme en note de bas de page (Post-scriptum), par diverses voies et langues », le tout composant « une mosaïque ». Voilà le présent : voilà Bory ou voilà Duwa lisant le commencement de la postface de Bory au Nocturne de Gabriele d’Annunzio (1996), ahuri de se rencontrer, reflété par une vitrine, encore vivant !

 

 

Retour à la liste des Parutions de sitaudis