America solitudes de James Sacré par Jean-Claude Pinson

Les Parutions

03 mai
2012

America solitudes de James Sacré par Jean-Claude Pinson

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De la démocratie en poésie




   Lisant America solitudes, le dernier livre de James Sacré, j’y tombe sur le nom de Tocqueville. Comme il n’est cité qu’en passant, on pourra trouver incongru que je veuille rapprocher de lui le poète. Car hormis le fait que l’un et l’autre parlent d’Amérique, il y a bien peu de points communs entre le philosophe aristocrate (« Monsieur de Tocqueville ») et le poète né dans une ferme à Cougou (Vendée). Tout juste serait-on en droit de souligner l’écho lointain que font les nombreux poèmes où James Sacré parlent des Indiens aux pages accusatrices que Tocqueville consacre à leur quasi-extermination (dénonçant l’hypocrite philanthropie dont elle se couvre).
   Ce serait cependant oublier l’essentiel : la question démocratique. Car si les registres de discours sont radicalement différents, c’est bien elle qui est au cœur de l’enquête du philosophe comme du long road poem que constitue America solitudes. Evidemment, il faut s’entendre sur ce mot de démocratie. Je prends en considération sa dimension sociologique plutôt que strictement politique. « Démocratie » désignera donc d’abord ici un type de société où l’emportent, dans tous les domaines, le principe et la passion de l’égalité. C’est ce type, proprement moderne que Tocqueville voit naître en Amérique au début du XIXème siècle et qu’il oppose aux sociétés d’Ancien Régime, fondées elles sur l’inégalité et un principe fondamentalement hiérarchique.

   À près de deux siècles de distance, c’est bien, à sa manière, des mœurs démocratiques de l’Amérique que parle lui aussi James Sacré. Certes, pour le poète, le mot « démocratie » n’est « plus que bruit de publicité ». Néanmoins, avec les paysages (genre lui-même démocratique), c’est bien d’abord de gens ordinaires rencontrés à travers la vastitude américaine, du peuple « démocratique » qu’ils forment, que parle le livre. C’est aussi un certain devenir de la démocratie en Amérique, un certain devenir de l’éthos démocratique « étasunien » qu’évoque le poète. Par exemple quand il parle d’un « pays du faux » où tout se vaut, où voisinent les églises (« ces endroits pour le bon dieu ») et les Mac Do édifiées les uns comme les autres dans la plus grande indifférence à l’espace, c’est-à-dire « n’importe où ». Ou encore quand il décrit « tous ces camions [qui] tirent après eux/ L’énorme consommation de commerce et de consommation qu’est ce pays ».
   Par-delà ce qu’elle observe et décrit, si la poésie de James Sacré peut être dite « démocratique », c’est aussi en raison de ses modalités énonciatives. La poésie objectiviste américaine a voulu effacer au maximum le point de vue subjectif de celui qui écrit. America solitudes en retient à sa façon la leçon. Mais en même temps il la corrige. Car si le livre repose beaucoup sur la notation et la description, le charme qui l’arrache au prosaïsme tient pour une large part à la façon dont les « choses vues » se colorent sans cesse de subjectivité (condition d’un discours à la fois amoureux et critique de l’Amérique). Rien n’est en effet gommé du hic et nunc de la source énonciative (ils font partie de la chose objective à décrire et documenter). Si « je » il y a, toutefois, il n’occupe aucune position de souveraineté ou de surplomb. Modalité lyrique, il est n’est pas ici romantique, mais très pragmatiquement solidaire d’un mode de déplacement. Road poem, disais-je : transhumant d’un camping à l’autre, le poète narrateur parle « d’en bas », mêlant sa subjectivité à celles d’autres hommes ordinaires. Il n’hésite pas non plus à prêter quelques pages de son livre pour faire entendre la voix de poètes régionaux ou locaux sans grand renom (Norman Dubé ou Maxine Michaud, par exemple). Façon de suggérer qu’il est sur le même pied d’égalité que n’importe quel membre de ce nombreux « poétariat » qu’implique un âge « démocratique » où les vocations artistiques tendent à se multiplier.
   « Signes debout » aristocratiquement dressés comme autant de pierres levées, voilà comment Barthes caractérisait l’allure verbale de la poésie moderne. Rien, chez James Sacré, du minimalisme que cela peut induire. Le poème est plutôt du côté d’une certaine profusion. La démocratie, y compris dans l’ordre verbal du poème, c’est la redondance, la répétition, plutôt que l’exception. Aussi les « trains de mots » succèdent-ils aux « trains de mots ». Ils moutonnent à égalité dans la prose du verset comme les trains qui passent au loin dans la prose d’un paysage. Ils ne se dressent pas dans l’éternité (illusoire) d’une inscription. Ils assument, à coup de descriptions et micro-narrations, la finitude qui est le lot de toute existence. Le lot aussi d’un pays qui aurait tendance, au vu de son immensité et de sa puissance, à l’oublier. Mais ainsi ils captent également, au gré d’un pays en tous sens sillonné, « de nouvelles musiques du vivre ».
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