Arracher le tapis de Claire Dumay par François Huglo

Les Parutions

03 déc.
2016

Arracher le tapis de Claire Dumay par François Huglo

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Pourquoi, comment, les textes de Claire Dumay sont-ils si addictifs ? Si contagieux, suscitant l’envie de transmettre le livre à un ami, de lire une page à voix haute à l’attention du conjoint, de la conjointe ? Alors qu’elle ne parle que d’elle-même, de son intimité la plus prosaïque ? Parce qu’elle s’exhibe ? Le lecteur n’est pas un voyeur. Claire Dumay l’invite à errer, à trier avec elle entre ses doubles et ses doublures, à essayer sur eux-mêmes les verres qu’elle a polis à son propre usage.

 

Les aventures de Claire au guichet, à la laverie, au rayon parfumerie du Bon Marché, aux toilettes publiques, au concert, au restaurant indien, ne peuvent être lues comme celles de la Claudine de Colette à l’école, à Paris, ou en ménage, bien que chez l’une et l’autre, comme dans les albums Martine, l’héroïne soit mise en situation. Claire Dumay limite l’aventure, privilégie l’habitude, à la fois protectrice et mortifère. Ses ouvrages pourraient, par référence à Merleau-Ponty, s’appeler « Structures d’un comportement » ou « Phénoménologie d’une perception ». Car entre les mots et les choses, il y a le corps, et sous les sensations toute une ontologie. L’autoanalyse est ici moins freudienne ou lacanienne, langagière, qu’existentielle. On peut songer aux pages du Sartre de L’être et le néant sur le visqueux et le « glissement dans l’en-soi » quand on lit celles de Claire Dumay sur les « substances molles » : « Absorber, et légitimer l’existence basse, ténébreuse, qui colmate les entrailles, et noie dans l’équivoque les choses tues, innommables (…). Recomposition identitaire générée par le délabrement, la dilution, la substitution. Tout échappe, glisse. La substance même échoue à se constituer ; elle épaissit, c’est tout, puis coule et sombre dans l’oubli : enlisement dans un mouvement de défaite permanent ». Le corps désirant érotise ce qu’il perçoit. Chez le pâtissier, la contemplation est promesse : « Je dissocie le chapeau du corps, dégrafe la religieuse, défais les coutures, j’incise au moyen des dents, m’égare dans ses profondeurs, ses cavités charnues, fais couler l’opulence qui déborde, emplit la cavité buccale ». Mais le « soulèvement » du gâteau « à la pointe de l’épanouissement, au pouls assaillant, à l’échauffement germinatif », l’apparente au phallus : « je souscris à cette plénitude aisément accessible, déclinée dans un microcosme préhensible, tangible. Finalement, un gâteau qui lève me confronte à la transcendance, m’inviterait presque à la foi, à la prosternation devant le miracle (…). Je me rends à l’éloquence : la pâte s’est dressée, la force s’est vivifiée ». Ambigüité sexuelle de la religieuse, objet de toutes les concupiscences !

 

Le texte qui donne son titre au livre évoque l’arrachement du tapis fixé par le père comme la « déchirure » d’un « hymen protecteur ». Mais c’est la fille qui profane « une terre sainte, consacrant la mise à mort du père », c’est elle qui viole « l’espace du dessous, soigneusement cadenassé par ses soins ». La bande de plastique protégeant le tapis était « un suaire dans lequel longtemps je m’étais drapée, avec l’espoir d’en faire un jour un linge d’hymen, un voile d’épousée ». Claire est-elle si claire ? Quittant la pâtisserie, elle franchit « la porte du harem pour sombrer dans le couvent ». Les murs qui séparent les extrêmes sont mitoyens. « J’ai les idées très claires, de cette clarté qui accompagne le réveil, le rend immédiatement fécond ». Cette fécondité bascule dans le mortifère quand la clarté commande «le massacre des mouches », retourne ses cartes : les contraires sont réversibles. « Le jugement dernier, c’est moi. Je suis l’instrument triomphant de la mort, la clarté assénée d’en haut, gratuitement, pour rien ». La mitoyenneté de la cloison qui sépare le clair de l’obscur est figurée sur la scène du cauchemar : « Je surprends, en collant mon œil au judas, les ébats qui se déploient derrière la cloison ; l’air saturé du bordel m’atteint, entre par tous mes pores ; je m’adonne à la succion des moiteurs odorantes, des spermes encore chauds ». Mitoyenneté de la séparation entre l’hygiène et la souillure, sur la scène du fantasme et du miroir : le rouge à lèvres permet « d’échapper à cette tête d’ingénue qui me colle à la peau », de la convertir (là encore) en son contraire : « On m’a inoculé le sang de la pute, qui échauffe, déflore. J’ai les lèvres meurtrières et la langue ravageuse. C’est moi qui suis convertie en pigment, en dard ». Ambigüité du gingembre, « dard protéiforme » dont le « venin » devient (autre « conversion ») l’antiseptique purificateur : « Je ne comprends rien à cette mutation, proche d’une conversion. Le corps sait puiser avec discernement la manne refusée à l’esprit ». La peur témoigne d’une « imbrication, bien spécifique du physique et du psychologique, depuis un point de départ d’emblée paroxystique ».

 

L’analyse multiplie les séparations, ghettos, cellules, cloisons et mitoyennetés : « Griserie de la lisière, de la clôture ; de la finition, de la définition ». Proche de celui où se déploie l’écrit, « l’espace domestique est un des rares lieux où je m’impose ». Rituels, perfectionnisme maniaque, sont les brides qu’il faut serrer pour que se cabre l’ «humeur caprine ». Le plaisir du texte est, indissociablement, de rigueur et de fantaisie, à la pointe du discernement et de l’humour. Rétive au lâcher prise, Claire Dumay n’aime pas le jazz, mais donne à ses réticences des raisons que d’autres pourraient citer afin d’expliquer pourquoi ils l’aiment. Une seule aventure, une seule surprise dans ce livre : « la Cinquième de Chostakovitch », soudain envahissante : « Je quitte définitivement la frilosité de mes thés finissants, et de mon air raréfié (…). Je vis tout l’envers de ce que je sais vivre (…) Je goûte la possibilité, si rarement éprouvée, d’être immergée dans ce moment, de consentir à cette totalité, close comme une idée fixe aboutie ». Ces trois mots définiraient bien chacun des textes de Claire Dumay.

 

 

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