Cahiers Sade, 1 par Jacques Barbaut

Les Parutions

16 oct.
2020

Cahiers Sade, 1 par Jacques Barbaut

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Aux éditions Les Cahiers (après les séries en cours « Aragon », « Artaud », « Bataille », « Laure » et « Leiris »), volume déclaré in memoriam Pierre Guyotat, sous une livrée intensément noire qui lui sied — encre, corbeau ou charbon — qu’éclairent polychromiquement (quasi-vitraux) onze reproductions en couleurs de tableaux de Clovis Trouille, celui qui « peignait pour mériter dix ans de prison », présenté par Clémentine D. Calcutta, « une peinture kitsch, un art pompier, narratif et clinquant, une facture désuète et de mauvais goût » : les Cahiers Sade, numéro un.

Un exergue en guise de manifeste qui invite à imaginer la « sadologie », une « science de l’indicible rendue dicible », qui « pourrait peut-être » [double mode conditionnel] « nous permettre de penser l’horreur, de lui donner une structure, un fondement, une cause, et de comprendre quelques-uns des enjeux fondamentaux de nos sociétés contemporaines »… et quelques-unes de leurs réalisations ou dérives (choisissez votre camp) actives actuelles : publication du livre-choc Sodoma, Enquête au cœur du Vatican, pédophilie organisée dans l’Eglise, scandale des religieuses abusées, suicide express en prison de Jeffrey Epstein (j’en passe et des pires…).

Entretien de Sylvain Martin, le directeur de rédaction, avec Philippe Sollers qui sollersise : en avion au-dessus de l’Atlantique vers New York, celui-ci suggère à Antoine Gallimard le fameux projet « L’enfer sur papier bible », mais aussi : « un texte qui s’appelle Femmes, que vous retrouvez dans la bibliothèque du président de la République François Mitterrand […] Et vous voyez que, bizarrement, il a fait relier beaucoup de mes livres… ».

Article court et percutant de Cyril Hériard-Dubreuil, « Si Sade était une organisation économique, quel serait son but ? »

Réponse : « Dans cette histoire de la morale libérale et capitaliste, le sadisme serait une sorte d’éthique : la jouissance personnelle, individuelle à l’excès, est exactement le libéralisme. »  Résultat : la destruction méthodique, générale et fomentée — des ressources dites « naturelles » jusqu’à la libido perso — par le capitalisme sans frein ni scrupule : loi du marché, de la marchandise, vaste organisation criminelle, situation prostitutionnelle. « L’empathie, l’amour du prochain, le respect de l’autre, les droits de l’homme sont une entrave. »

Reprenant l’affaire d’un Sade numérologue, algébriste, comptable, calculateur fou, obsédé de signaux, adepte d’un « système chiffral », d’un Sade cryptologue — « il faut que ta mère soit exactement ivre, ou folle à enchaîner, pour risquer les jours de sa fille pour former un 19 et 4, ou 16 et 9, et ne pas être lasse de cela depuis douze ans… » (à Renée-Pélagie, février 1784) —, Benjamin Efrati, « Dans l’enfer des chiffres : Sade pour penser la gériatrie », esquisse un Sade précurseur de l’informatique :

« En effet, Sade cryptographe est aussi mécaniste, ce qui en fait pour ainsi dire un informaticien. C’est donc sans surprise qu’on retrouve dans sa correspondance des grands principes de programmation informatique : il ne faut pas changer le design fonctionnel après avoir entamé la phase de développement d’un programme. Sade écrit des romans comme on écrirait un programme : il définit des variables qu’il fait passer dans sa fonction, celle de la nécessité du mal ; scripte automatisé de sa propre logique mathématique, il n’a plus qu’à consigner sur papier les résultats produits par la fonction qu’il a définie. »

Ajoutez à cela (six sections et vingt-trois contributions pour ce « Cahier ») un florilège de textes d’une vingtaine d’auteurs, d’adulation à détestation, d’Apollinaire à Blanchot, de Lautréamont à Dostoïevski, ou de Franz Kafka — « Le marquis de Sade est le véritable patron de notre époque. […] Le marquis de Sade ne peut trouver la joie que dans la souffrance d'autrui, tout comme le luxe des riches est payé par la misère des pauvres » — à Annie Le Brun — « Jai déjà dit combien il fallait être redevable à Sade, non pas de nous donner des idées, mais de nous en enlever, de nous défaire de tout ce qui nous sert à nous tromper sur ce que nous sommes. »

Sade « récupéré », Sade au présent, Sade actuel, Sade domestiqué, Sade à la mode, Sade en veux-tu en voilà, Sade à toutes les sauces… Sade bankable ?

C’est ce que suggère Isabelle Goncalves en son préambule — « On peut écouter Sade, jouer Sade, voir Sade, porter ou sentir Sade, cuisiner, manger Sade, shabiller Sade » —, qui recense sur quatre saisons, en les sélectionnant, quelques-unes des apparitions du nom du « marquis » dans la haute couture, la parfumerie, la politique politicienne, le cinéma, le théâtre, la publicité, le rock, les blogs, les médias — cité ou évoqué dans Femme actuelle, le Parisien, le Figaro

Vraiment ? Sade au pluriel ? Sade en groupe ? Sade en communauté ? Sade partagé ? Sade en partouze branchée ? Sade en poche ou en Pléiade ? Sade adouci ? Sade styliste ? Sade vainqueur par K.-O. ?

« Le prochain ne mest rien : il ny a pas le plus petit rapport entre lui et moi. […] La plus forte douleur chez les autres doit assurément être nulle pour nous, et le plus léger chatouillement du plaisir éprouvé par nous nous touche. »

— C’est dans Juliette.

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