Carnets de voyages de Julien Blaine par François Huglo

Les Parutions

05 mars
2013

Carnets de voyages de Julien Blaine par François Huglo

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           Comme la lutte, le Blaine continue. Le moulin en roue libre, aux ailes qui décoiffent, l’homme aux semelles devant, retourne à l’avantage de la vie qui va la formule d’un Roubaud chagrin : « poète vroum-vroum ». Il a beau avoir écrit, fin 2004 début 2005, « mon corps n’étant plus à la mesure de mes ambitions, je renonce à la performance pour me réfugier dans les seuls résidus : livres, expositions, sobres lectures et autres calmes conférences », il n’a jamais renoncé aux livres, et ces livres restent des performances. Ainsi, ces « carnets » ne sont pas des récits de voyages, mais des voyages en actes —action travelling, comme il y eut l’ « action painting » ! : poésie c’est faire, c’est activisme. Le récit  c’est l’après-coup, les carnets c’est sur le coup :

            « Alors on se demande pourquoi, pourquoi on raconte nos voyages,

               pourquoi on dit nos voyages, pourquoi on écrit nos voyages,

               et malgré le plaisir de là-bas on revient ici, dé ses pé ré ».

            Écriture et photographie sont ici inséparables : le lieu du voyage (celui de la vision) n’est pas distinct du lieu de composition. Blaine raconte que Li Po ébloui par un paysage, puis lisant sur le mur le poème de Ts’ui Hao, s’est exclamé : « Je ne saurai faire mieux ». Mieux que le poème, évidemment, mais ne peut-on aussi comprendre que Li Po ni Ts’ui Hao ne pouvaient faire mieux que le paysage ? Contrairement à beaucoup d’autres (à la plupart), la « poésie élémentaire » se définit d’abord par son immanence, son objectivité. Elle est déjà là (le « parti-pris des choses » est ici implicite), elle surprend et provoque le photographe. L’ « impression » proustienne, le « côté Dostoïevski » de la Marquise, ne fonctionnent pas autrement. Avant toute analyse, s’impose un point d’exclamation couleur ciel creusé dans un mur, l’ouvrant infiniment. C’est une photo. L’explication ne vient qu’après, c’est une légende : quand la bombarde (invention chinoise introduite en Europe vers le 1er siècle) « apparaît pour accompagner l’arbalète, la meurtrière se transforme en point d’exclamation !  écrit à l’encre couleur ciel ». De même (autre photo) « la croix vue de profil : elle se métamorphose en « i » majuscule et ponctué ». Ou, face à la mer, un rocher troué laisse entrevoir « l’homme invisible & passe-muraille ». La légende peut occuper plusieurs pages (faire digression), ou quelques lignes, dans les deux cas elle est un poème. Ou non, si l’on considère qu’il y avait du poème avant elle, avant même la photo. Elle est un poème en lisière de ce qui la précède, une sorte de frottis, ou d’empreinte.  Poème, légende, photo, ne sont rien d’autre que l’empreinte, sur un galet, d’une main enduite de peinture. Un jeu de main chaude entre matières et corps.

            Les carnets de voyages se présentent donc comme un roman-photo : celui du couple Linga / Yoni, ou, sur une fresque en voie d’effacement sur un mur d’enceinte du palais royal de Pnom Pehn, récit épique de Ramayana. Les histoires de couples, complémentaires et contradictoires, inspirent toute une cuisine et tout un langage mêlés. Blaine situe la phrase et le mot du côté des épices extraites de la feuille ou de l’herbe, la lettre et le caractère du côté de celles qui sont tirées de la racine ou du grain. Épices et charogne sont un autre couple contradictoire, que l’on considère les premières comme les amies de la cuisine végétarienne, ou comme celles de la viande, dont elles masquent le début de décomposition.

            Qu’elle lise dans un paysage un signe de ponctuation ( !) ou une lettre (i), la saisie photographique est d’abord celle d’une ressemblance visuelle : le spung est « arbre serpent, arbre poulpe, arbre bite molle ». Et sur la carte, le massif du Jura et le lac Léman sont deux bananes, ou un lézard bleu, un lézard brun. La ressemblance peut aussi être phonique. Blaine s’interroge sur l’orthographe du lac Mälar : lac mail-art ? Immanence là encore, matière et corps, poésie objective et lecture à la lettre : « Mânes », c’est « entre âne et âme ». Et quand la lettre s’appelle cul,

            « Qualquilya…

               à la périphérie du « Q » et dans le « Q »

               le zoo humain des israéliens,

               au milieu du « Q »

               le zoo-jardin que visitent les palestiniens ».

Légendes d’ « ânartiste », des anecdotes dénoncent l’impérialisme français en Afrique, y compris dans des pulsions prédatrices auxquelles le poète résiste victorieusement.

            La poésie élémentaire de Julien Blaine se tient à égale proximité de la poésie visuelle et spatiale de Pierre Garnier, qu’elle matérialise, immanentise, arrache à ses archétypes, et de la poésie sonore dont Jean-Pierre Bobillot a, tout en s’y inscrivant, écrit l’histoire. À égale proximité et à égale distance. Didier Moulinier, sur son blog La Poésie élémentaire, écrivait : « De mon point de vue cette appellation désigne surtout une posture devant la poésie, posture qui n’est pas en tant que telle poétique, et qui induit un usage de la poésie tendant à radicaliser ses aspects concrets-élémentaires (visuels, sonores, etc.) déjà existants. Il s’agit de prendre appui sur cette forme de poésie revendiquée ici ou là, pour l’orienter plus radicalement vers une sorte de « non-poésie » (par analogie avec la « non-philosophie »), soit une pratique (une pragmatique ?) non seulement déliée du langage de la signification mais également affranchie des recettes et méthodes de la « poésie concrète ».

            Non-poésie ? Ce pourrait être une façon de dire que la poésie tourne le dos au corporatisme poétique, à tous ces corporatismes que n’a cessé de multiplier ce que Jean-Pierre Bobillot a appelé « la balkanisation du champ poétique » depuis la fin du XIXème siècle. Poète ou non, non-poète et poète, c’est en activiste que Julien Blaine écrit, dans ses Carnets de voyages : « Grâce aux États-Unis d’Amérique l’art, d’abord le cinéma puis l’ensemble des arts plastiques et musicaux est devenu un art infantile… ». Et c’est en activiste qu’il revient sur cette affirmation dans le n°0 de la revue Invece, publié en décembre 2012 par Al Dante : « À droite de l’entrée des jardins de la biennale, un grand panneau rouge orné d’un lion (de Saint-Marc, néanmoins) représentatif de l’art d’hui : infantile ». Cet art est infantile parce qu’il oublie la poésie, non comme art spécifique, pré carré, mais comme lien entre les arts. Le manifeste du « Spermato zoo », rédigé en mars 2012, constate : « Venezia est un décor d’opérette peuplé de milliers de figurants & de zéro acteur. / Alors je suis venu et j’ai agi / Tum veni, tum egi ». Ce manifeste invite à maculer à la bombe, de « très gros et très beaux spermatozoïdes », des affiches de la Biennale de Venise, puis celles de la campagne électorales des présidentielles, enfin des affiches publicitaires. C’est le bon vieil Hara-Kiri mensuel des sixties, mais il n’est plus à vendre, ni même à voler : il est offert aux passants. C’est, plus actuel, Laurent d’Ursel et sa Loeuvrette factory On pense aussi aux « casseurs de pub », à Acrimed. « Voilà la poésie ce matin et pour la prose il y a les journaux », écrivait Apollinaire dans Zone. Et aujourd’hui, entre poésie et journaux, entre la (non-) poésie (élémentaire) et LA (« vraie ») poésie, comment ça va ? Je lis Blaine et réponds : à couteaux tirés.

 

 

 

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