Cent ballades d’amant et de dame de Christine de Pizan par François Huglo

Les Parutions

09 nov.
2022

Cent ballades d’amant et de dame de Christine de Pizan par François Huglo

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Cent ballades d’amant et de dame de Christine de Pizan

 

 

            Christine, reviens ! Voilà, c’est fait, grâce à la nouvelle traduction de Bernard Rouziès-Léonardi.  Elle va pouvoir intervenir dans les débats houleux et confus entre féministes et néo-, queers, fluids, cis et trans. Car elle le peut. La préface de Dominique Cochet et Pascal Maillard la contextualise, tout en faisant d’elle notre contemporaine. Citons la première phrase, qui donne le ton : « Fleur d’Italie éclose en pays de France, pétrie de science, de politique, d’art et d’histoire, femme de lettres, poète, Christine de Pizan (1365-1430) est l’une des premières féministes européennes ».

            Trois deuils la condamnent, très tôt, à être libre, c’est-à-dire responsable : ceux de son père, médecin et astrologue italien qu’elle avait suivi à la cour de Charles V, du roi lui-même et de son secrétaire, qu’elle avait épousé à 15 ans. Elle doit assumer seule la charge de sa famille, dont trois enfants, et les dettes d’un époux auquel elle est restée fidèle, tout en se consacrant à l’étude et en vivant de son écriture. Ces charges et ces pratiques étaient « en ce temps exclusivement dévolues à des hommes ». S’était-elle pour autant transformée en homme ? Si elle l’affirme, pour le revendiquer, en 1403, dans Le Livre de la Mutacion de Fortune, c’est pour contester aux hommes l’exclusivité des compétences en de nombreux domaines. N’avait-elle pas écrit Le Livre des faits d’armes et de chevalerie ? Un autre ouvrage au titre fellinien, Le Livre de la Cité des Dames, illustre la place déjà acquise par les femmes en tous ces domaines prétendument réservés aux hommes. Ces activités n’étant ni masculines ni féminines mais neutres, l’égalité s’impose dans l’éducation des filles et des garçons. On a vu quelles résistances rencontrait encore, six siècles après Christine, un ABC de cette égalité !

            À ceux, trop nombreux, qui font remonter aux années 1980 la découverte de la dimension féministe de cette œuvre, les préfaciers répondent que, dès 1949, dans Le Deuxième Sexe, Simone de Beauvoir soulignait « avec justesse que si la poésie courtoise exalte la féminité, elle ne conduit pas à une égalité des sexes, ce dont la poète avait une claire conscience ». Plus que de « trouble dans le genre » (Judith Butler), Christine de Pizan est l’initiatrice d’une dialectique : « C’est en se faisant homme qu’elle devient femme et fait ainsi trembler les identités de sexe et de genre qui structurent la société et la culture de cette fin du Moyen Âge et qui courent jusqu’à ce jour ».

            Christine de Pizan bouscule les clercs, dans L’Épître au dieu d’amour où elle s’en prend vivement au Roman de la Rose. Des clercs défendent Jean de Meung mais, observe Beauvoir, « Gerson, chancelier à l’université de Paris, se range aux côtés de Christine » et « rédige en français son traité pour atteindre un plus large public ».

            Elle bouscule l’amour courtois et les troubadours, leur « amour de loin » sans risque, sans dialectique, et leur oppose l’amour en situation (comme la liberté sartrienne), le désir à l’épreuve du manque et de la durée. Parue en 1406, son œuvre poétique majeure, Cent ballades d’amant et de dame, est le récit « d’un amour qui est mis au défi de traverser de multiples épreuves, dont la plus importante, à côté de la jalousie et de l’absence, est celle du temps ». La dame n’est ni la Béatrice de Dante ni la Laure de Pétrarque. Son amant et elle s’ancrent dans des lieux, des temps, des circonstances.

            Elle bouscule le vers par la prose, et si Bertrand Rouziès-Léonardi réussit la prouesse de restituer les rimes et leurs schémas, il traduit audacieusement mais pertinemment l’heptasyllabe par l’ennéasyllabe, le décasyllabe par l’alexandrin. C’est que le décasyllabe pizanien « souvent s’excède lui-même » par des rejets. Le trisyllabe devient pentasyllabe, le tétrasyllabe hexasyllabe. Les deux syllabes excédentaires figurent-elles le couple ? Le traducteur restitue surtout les tensions entre la syntaxe et la métrique, entre le récit et le lyrisme. Et les préfaciers de conclure : « Changer les représentations et les rapports de genre, c’est aussi changer de rythme, c’est changer la littérature, c’est changer l’art ».

            Si Christine bouscule les rapports entre les genres, ce n’est surtout pas pour les essentialiser. « Femme hyperlativement », écrivait Jacqueline Cerquiglini-Toulet, précédente traductrice, mais d’abord et surtout « sujet libre hyperlativement », alternativement femme et homme en des ballades qui rêvent de leur union. Comme « l’éthique et le beau, la pensée et l’art », cette union a « lieu dans le poème », en est « l’effet et la matière ». Dans une lettre envoyée à Herbert Belmore en 1913, Walter Benjamin appelait de ses vœux un franchissement de la distinction femme-homme « jusqu’à l’individualité la plus singulière ». Écrire « Je, Christine », comme le   fit, en 1420, le Ditié de Jehanne d’Arc, dernière œuvre de Christine de Pizan, est « un acte d’individuation ». Plus que s’affirmer comme autrice, elle « entend accéder au statut de sujet libre qui se prend lui-même comme objet de pensée, dans un acte d’autoréflexion qui participe à la naissance de notre modernité », à celle « de l’individu moderne ». Au même titre que le Cogito, évidemment non genré, qui n’est autre que l’affirmation du doute, de la critique de toute autorité, autant dire de toute identité, de toute assignation à résidence, dont celle du genre. Affranchi des représentations et des certitudes imposées par la tribu, le sujet prétend à l’universel.

                 Simone avec Christine nous met sur la voie du Sartre avec Lacan de Clotilde Leguil, l’un et l’autre opposant le sujet aux déterminismes scientistes (aujourd’hui, le cognitivo-comportementalisme) ou autres (sociologiques, économico-sociaux, raciaux, ethniques, communautaires, etc.). « Choix originel injustifiable et contingent » pour l’un, « rapport du moi du sujet au je de son discours » pour l’autre, le sujet est « ce qui se manifeste en acte par le biais de la parole ». Christine se bat contre des archétypes littéraires (la fin’amor), une misogynie cléricale, des mots éventés, mensongers, désincarnés, sans actes. Elle ne cède jamais sur son désir.         

 

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