dans les roues de Bruno Fern par François Huglo

Les Parutions

21 nov.
2020

dans les roues de Bruno Fern par François Huglo

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dans les roues de Bruno Fern

 

            À chacun son petit vélo dans la tête, à l’écart des autoroutes de l’information. Celui sur lequel Bruno Fern nous invite à monter n’est pas de tout repos. En guise de rayons, des bâtons dans les roues le font tressauter, comme pris d’un fou rire. Autant le vélo de Jarry était athlétique, glorieux, autant le défi lancé par celui-ci semble tenir dans ses ratés, bien qu’il soit privé de moteur. Le bâton dans les roues n’est autre que le cycliste lui-même, qui ne peut avancer tant qu’il ne tient pas en équilibre, ou plutôt ne peut tenir en équilibre tant qu’il n’avance pas. La lecture suppose, elle aussi, un équilibre stable ou indifférent : tant qu’il oscille entre instable et chute, le couple texte-lecteur se reprend, bégaie, comme frappé d’amnésies successives, et « l’équilibre n’est qu’une succession de chutes ».

            Des « herbes dites mauvaises », envahissantes, « brouillent les pistes » oulipistes. À l’inverse des rats de Queneau, « qui construisent eux-mêmes le labyrinthe dont ils se proposent de sortir », le vélo de Fern ne sort pas de la déconstruction de sa mécanique. Chaque fragment relance la bécane pour aussitôt la bloquer, faire sauter la chaîne signifiante. Dès le premier, qui n’est peut-être pas le premier puisqu’il ne commence pas par une majuscule : « dans la roue ». Et il ne s’enchaîne peut-être pas avec le deuxième, « tournent pas des yeux mais plutôt des bâtons », l’expression « tourner de l’œil » nous autorisant à soupçonner « des yeux » et « des bâtons » de ne pas être les sujets de « tournent ». N’est-ce pas le vélo qui tourne de l’œil, ses roues qui tournent « des yeux » ou plutôt de ces « bâtons » que sont ses rayons —ou qu’ils ne sont pas, et qui les enraieraient ? Une autre expression, « tourner autour du pot », intervient dans le troisième fragment, ce qui ne nous ôte pas du doute mais le reporte du sujet au complément : « dans la phrase et autour du pot, du moins de ses contours marqués ». Car, pas de pot, pas plus de point en fin de fragment que de majuscule au début : rien pour marquer les « contours » de « la phrase » Et pourquoi des fragments ? Pourquoi des vers, des phrases ? Le doute porte à présent sur la coupe, qui « n’indique pas qu’une respiration mais parfois une accélération ». Et à quoi bon couper si c’est pour enjamber, ici d’un fragment à l’autre : « un vrai mélange des genres avec ses propres spires sa fin intégrée la teneur / biographique au sens d’une ligne à l’autre » ?

            La performance du grimpeur n’est pas dans le sprint, mais dans la répétition du démarrage en côte. Pigeon vole ? Flèche de Zénon non, s’obstinant à diviser son trajet, son voyage d’Urien, « l’air de rin ». Le titre gidien et le fernien nous renvoient au « vers de pur néant » de Guillaume d’Aquitaine, mais aussi à Mallarmé dont le « sujet élocutoire » se prend ici les pédales dans « ce qu’il prend pour la surface parce que ça lui permet de se voir », et s’étale dans un parterre non de noms  absents de tout bouquet mais au contraire, de graminées dont il ignore les noms. Noces (muettes) de la carpe et du vulpin ?

            Le néant n’enlève « rin » au biographique, livré à la FM, au vent qui selon Follain « sent toujours le lilas », à « l’ampleur que prennent les phénomènes dans le paysage », livré aussi au texte qui parle en l’absence de ses noms, mesure dans les mots que « la mort ne s’écrit pas » (mais écrire, disait Jacques Dupin, déplace un cadavre). Ce « texte qui tournicote sur lui-même sous toutes ses faces » lui rappelle « les billes qu’il sentait jusqu’à en crever les poches », ses faces des facettes « pour orienter la lumière » et pour éviter de culbuter la tchatcheuse à portable, les traceurs à la nordique, « çui qui jogge pour pas baiser celle pour qui c’est le contraire ». Facettes car, comme disait Prigent, « ce poème est un sublimateur d’éclat ».

            On a beau avoir « pigé que le mouvement se transmet à lui-même, s’engendre dès qu’il est », allez parler de « continuité d’existence » à la mouche « absorbée à tapoter sur les carreaux jusqu’à épuisement », telle notre attention sur les mots qui la captent, et dont l’ordre règne dans la phrase comme chez Poutine, « assuré en mise en forme automatique », tandis que dans « son propre cœur / l’étrangeté fait des siennes, la tachycardie sème autant de traces que le rosé répandu sur la nappe et on a beau frotter / l’étincelle ne jaillit pas ».

            Antidote au fast reading, aux décibels et « en plus de l’illimité, du moins au téléphone où chacun puisse être pendu », aux « élus locaux qui traquent les indésirables », à l’ « émotion sponsorisée à surbrillance », à une « Histoire à ne plus dormir » qui tient à peine debout, au « volume des affaires » qui « demeure stable », une mécanique est plaquée sur du vivant, du vivant perché sur une mécanique. Tout poète n’aboutit pas à un humoriste, mais ça arrive, heureusement. Et ce texte, « baroque au sens ancien », est « garanti recyclable ».

 

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