"Dans les yeux de Zazz’" d’Anne-Marie Jeanjean par François Huglo

Les Parutions

09 mars
2022

"Dans les yeux de Zazz’" d’Anne-Marie Jeanjean par François Huglo

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« Dans les yeux », l’oreille saisit la calligraphie comme souffle d’un chant, le vers comme rythme (du « zazz » ? ), le phrasé comme courbe mélodique. Nous percevons cela avant d’apprendre à lire, à écrire, et le percevons à nouveau rien qu’en feuilletant, avant même d’y entrer, le livre d’Anne-Marie Jeanjean, dont la poésie visuelle s’est enrichie de nombreux échanges avec son co-auteur le calligraphe d’origine chinoise Shanshan Sun, et de rencontres dans le cadre de Graphos à Marseille avec le Maître-Calligraphe Thierry Garnier. Elle cite aussi Mallarmé, Apollinaire, Lévis Mano, Jérôme Peignot.

 

            C’est la fête aux lettres ! Le F : dans un poème dédicacé à James Sacré, voici « 1 filou sortant de Fresnes sans faire de foin / 1 farouche flibustier fleurdelysé sur la fesse / 10 fariboles d’un fanfaron beuglant ». Le T : non loin de Boby Lapointe (« Ta Katie t’a quitté »), le lapin d’Alice veut « troquer sa toquante contre / la tarte-tatin ». Le O : « les bigorneaux » dansent « l’tango incognito ». Et « un crapaud » joue « du pipeau / Dans les oreilles d’un cachalot ». Une « fantaisie en i » tend, « pour Armand-le-poète », la toile d’un « parapluie » sur sa tige. Le A : « le boa faisait du yoga / dompté par le maharadja / qui a chanté un air d’opéra / pour la tombola ». Et coiffé d’ « une chapka en chinchilla », mon « p’tit papa » joue « d’la balalaïka / en mangeant du chocolat ». On peut penser à Trenet : « Au clair de la lune / La petite Anna / Va cueillir des prunes / Avec son papa / Son papa lui donne / Un morceau de chocolat ». Dans un autre poème, les « 2 fixe-chaussettes à frou-frous » peuvent rappeler « l’héritage infernal » du même fou chantant, sa « pendule à bretelles », sa « coiffe d’eau de Vittel », son « fauteuil à bretelles », sa « table à coucou ». Et du côté de l’ « Exercice en forme de Z » de Gainsbourg (« Zazie, à sa visite au zoo… »), « le célèbre zèbre / qui a mordu le zébu » est Zénon, qui chasse « la zibeline au Zimbaboué », ou « Zozo de Zanzibar » qui chasse « le zeuglodon ».

 

            Les comptines croisent le livre d’images. Cousine de « Dame souris », grise chez Verlaine, blanche, brune ou rouge chez Lucie Delarue-Mardrus, « Dame Araignée » s’ennuie. Comme les fils de sa toile, les vers du calligramme se tendent et courbent horizontalement, rayonnent verticalement. Toujours sur la page de droite, face au poème imprimé, la base du Z de « répondez », de « Zénon », de « Zimbaboué », de « Zanzibar », prolonge la queue du serpent dont le début de la lettre est la tête. Et les trois têtes de chapitre du recueil sont les titres : vide-tête, sans-queue-ni-tête, et repose-tête. Manuscrits, les mots « entêtant soleil d’été » forment coupole sur la répétition horizontale des mots imprimés : « des milliers de fleurs de jasmin ». Les courbes du calligramme et celles de la calligraphie s’allient pour bercer l’œil dans un hamac vertical, où « célébrer la fin de l’automne / en buvant du rhum / dans les kakis gelés ». Plus loin, fruits-lampes sous des abat-jours, les kakis cachés par les feuilles « font flamber  la grisaille automnale ».

 

            Comme dans le haïku, le dispositif du poème se réduit quasi-mathématiquement à une mise en relation. Un pas méditatif relie les « étoiles fanées » aux « champs de blés fauchés ». Simultanément, l’œil saisit la buse qui plane et la bouche « la chair / délicate d’un requin bleu ». L’avion est plus proche de l’oreille que de l’œil : dans le calligramme, « minuscule scintillement dans le ciel » est écrit plus petit que « et sa vibration lancinante », qui prend la forme d’un crescendo : <. « L’oiseau mécanique » peut rejoindre ceux de Clément Janequin, quand il nous étourdit de son « quessstudis ? », de son « et tirluiti et tirluiti ».

 

            Ubu lui-même est à voir et à entendre. Pour « avis à la population », il roule ses r comme un tambour : « 1° Interrrrrdiction absolue / de nous prendre pour des nouilles // 2° Seront décorés de l’ordre / de la ratatouille / tous les faiseurs d’embrouilles ». Il ressemble au baron de Münchhausen quand « tous le nez en l’air » écoutent (et voient) « la grenouille au bord de sa volante citrouille ». Le programme d’Anne-Marie Jeanjean : « Lâch’ TES mots ». Comme des chiens : ceux, noirs, de la prose ? Hugo ne contredirait pas Anne-Marie quand elle considère la lettre comme un « véritable petit organisme vivant ». Mais les mots sont plutôt lâchés comme des ballons, dont l’hélium nous allège quand « ça s’emballe », quand « ça s’déballe », en des poèmes synesthésiques « à danser », selon le vœu d’Albert-Birot, et simultanément à dessiner et à chanter.

 

 

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