des opérations d'écriture qui ne disent pas leurs noms de Franck Leibovici par Nathalie Quintane
Document, enquête… deux mots devenus en une décennie une sorte de tarte à la crème des écoles d'art et des masters de création littéraire — un roman, d'accord, mais si c'est la conséquence d'une enquête, si possible sur un thème actuel, c'est-à-dire politique, par exemple : mon expérience de caissière à Carrefour entre juin et octobre 2019 ou encore Comment j'ai accompagné un réfugié afghan à la préfecture trois semaines de suite (mais en bien écrit). Une forme réduite et répétée, si éthiquement responsable fût-elle, ouvre à sa possible domestication.
Remettre les pendules à l'heure, tel est le mérite du livre de Franck Leibovici. Ce que peut l'écriture « documentale », il en donne l'extension à ce jour maximale. Reprenant le mot de Rabelais, il décrit par quelles opérations successives, dans tel ou tel cas, on a pu « dégeler » un document ; ainsi des auteurs de American slavery as it is qui, dans la première moitié du XIXe siècle, en découpant dans des journaux sudistes des avis de recherche d'esclaves fugitifs identifiables à leurs mutilations et en les re-publiant ont révélé l'horreur du système esclavagiste ; tel encore ce directeur d'un théâtre anglais qui, à partir de prises de notes lors de procès peu médiatisés mais (parce que) politiquement délicats, monte le soir même une pièce dont on parle à la BBC …
Qu'est-ce qu'une bonne (c'est-à-dire adéquate, efficace) écriture documentale ? Sans doute une écriture qui ne prend pas le texte comme fin — bien qu'elle soit la seule à pouvoir prendre la liberté et le temps de traiter les masses de documents générés par internet, par exemple (soit le poète en « ascète » des data). Puis une série de manipulations et de publications (papier, expositions, performances…) qui permettent de révéler un problème de société et d'attirer sur ce problème l'attention de nouveaux publics. Ou encore une inventivité institutionnelle (par exemple, cette correspondance par mails de deux sociologues1, échangeant sur une recherche en cours, que l'université n'aurait jamais songé à publier et qui, sortie aux Questions Théoriques, devient une ressource pour les étudiants en sociologie). Dans la société sociale-démocrate idéale rêvée par un Dewey, l'écriture documentale aurait eu son ministère.
Mais comme nous ne sommes pas encore dans une sociale-démocratie idéale, ça merdouille dans l'ascèse, y compris aux Etats-Unis — le livre n'élude pas le « cas Goldsmith », fondateur du formidable site ubuweb, promoteur de l'uncreative-writing (l'écriture non-créative), coulé quand il performe dans le moule du poète contemporain entertaineur (diction et chouette costume, stand up), et qui a sauvé sa peau en expliquant qu'en somme, tout ça c'était jamais que de la poésie (on l'accusait d'avoir coupé un peu trop au bon endroit dans le rapport d'autopsie d'un jeune noir, Michaël Brown, liquidé par la police).
L'ambition, à la fois astronomique et classique en poésie (que vaut mon savoir par rapport à celui de la science ?), serait de profiter des studies et d'une amorce de redistribution de « la partition art/politique/sciences » pour y glisser les opérations d'écritures qui ne disent pas leurs noms et refaire une santé à ce qui encore est nommé poésie. Cette ambition légitime se heurte pour le moment à une réalité flottante, dans un contexte flou, voire rétrograde : l'uncreative writing est considérée aux USA comme un formalisme et rangée à côté de l'OULIPO, signale Franck Leibovici. J'ajouterais — dans un but purement informatif et non pour désespérer la population — que l'excellent livre de montage de Sylvain Courtoux ici recensé se réclame davantage de Bataille-Prigent que de Reznikoff/Place ; que la poésie, hélas engagée, fait un retour en force via pêle-mêle l'écologie, le féminisme et les émeutes ; que le lyrisme, au choix aragonien ou debordien, continue à se révéler plus entraînant que mes efforts personnels pour la promotion du prélèvement en littérature ; ou qu'un roman policier à succès imposa il y a presque quarante ans qu'on parle enfin du massacre du 17 octobre 1961 (Meurtres pour mémoire, de Didier Daeninckx). Voilà le paysage.
des opérations d'écritures qui ne disent pas leurs noms cite le plus souvent des exemples étasuniens ; ses (riches) références théoriques sont essentiellement étasuniennes. Peut-être y manque-t-il une forme de passage vers nos contrées - passage d'ailleurs réussi dans le meilleur livre de Christophe Hanna à ce jour, Argent2, où la subjectivité est rejouée, réformée, par une écriture documentale et le risque d'une enquête non domestiquée par la narration.
1 Thinking together, an email exchange and all that jazz (Questions théoriques/laboratoires d'Aubervilliers, 2013)
2. Argent (éd. Amsterdam, 2019)